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intrépide, dans la force de l’âge. Eh bien, vous me croirez ou vous ne me croirez pas, en montant à l’échafaud, il pleurait, il était blanc comme une feuille de papier. Est-ce que c’est possible ? Est-ce que ce n’est pas épouvantable ? Voyons, qui donc pleure d’effroi ? Je ne pensais pas que la frayeur pût arracher des larmes à quelqu’un qui n’était pas un enfant, mais un adulte, à un homme de quarante-cinq ans qui n’avait jamais pleuré. Que se passe-t-il donc dans l’âme durant cette minute ? À quelles affres est-elle en proie ? C’est un attentat commis sur l’âme, rien de plus ! Il est dit : « Ne tue pas », et, parce qu’un homme a tué, on le tue aussi ! Non, ce n’est pas permis. Il y a déjà un mois que j’ai vu cela et ce spectacle est toujours présent devant mes yeux. J’en ai rêvé cinq fois.

Le prince s’était animé en parlant et une légère rougeur colorait son visage pâle, quoiqu’il n’élevât pas la voix plus que de coutume. Le valet de chambre l’écoutait avec un vif intérêt.

— Au moins, avec ce genre de supplice, on ne souffre pas longtemps, observa-t-il.

— Ce que vous venez de dire est précisément ce que tout le monde dit, répliqua le prince en s’échauffant, — et c’est pour cela qu’on a inventé la guillotine. Eh bien, moi, pendant que j’assistais à cette exécution, je me disais : Qui sait si la rapidité de la mort ne la rend pas encore plus cruelle ? Cela vous paraît ridicule, absurde, mais, pour peu qu’on se représente les choses, une pareille idée vient naturellement à l’esprit. Figurez-vous, par exemple, un homme mis à la torture : son corps est couvert de plaies ; par suite, la douleur physique le distrait de la souffrance morale, si bien que, jusqu’à la mort, ses blessures seules constituent son supplice. Or la principale, la plus cuisante souffrance n’est peut être pas causée par les blessures, mais par la conviction que dans une heure, puis dans dix minutes, puis dans une demi-minute, puis dans un instant votre âme s’envolera de votre corps, que vous ne serez plus un homme, et que cela est