Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 1.djvu/37

Cette page a été validée par deux contributeurs.

cessait de le favoriser, même au jeu. Il risquait volontiers de grosses sommes sur le tapis vert, et, loin de cacher sa passion pour les cartes, il s’y adonnait avec une ostentation de parti pris. La société qu’il voyait était sans doute assez mêlée, mais exclusivement composée de « gros bonnets ». Le général Épantchine avait cinquante-six ans, — l’âge où, à proprement parler, commence la vraie vie. Physiquement, c’était un homme trapu, d’une complexion robuste et d’une santé florissante ; son teint ne manquait pas de fraîcheur et ses dents, quoique noires, tenaient solidement dans leurs alvéoles. Si, le matin, il montrait à ses employés un front soucieux, le soir, devant une table de jeu ou chez Son Altesse, sa physionomie redevenait souriante.

La famille du général se composait de sa femme et de trois filles adultes. N’étant encore que lieutenant, il avait épousé une demoiselle à peu près du même âge que lui ; elle ne possédait ni beauté ni instruction, et sa dot se réduisait à cinquante âmes. Néanmoins, jamais dans la suite on n’entendit le général se reprocher d’avoir fait un mariage hâtif, d’avoir cédé à l’entraînement irréfléchi de la jeunesse ; il avait pour sa femme un respect parfois poussé jusqu’à la crainte, et qui équivalait à de l’amour. La générale appartenait à la famille princière des Muichkine, maison peu illustre, mais fort ancienne, et elle était très-fière de son origine. Un des personnages influents d’alors, un de ces protecteurs qui vous protègent sans bourse délier, daigna s’intéresser à l’établissement de la jeune princesse. Un mot glissé par lui dans l’oreille d’Ivan Fédorovitch décida toute l’affaire. Pendant plus de vingt-cinq ans, les deux époux vécurent ensemble dans un accord presque parfait. Comme dernier rejeton d’une noble race, et peut-être aussi grâce à ses qualités personnelles, la générale avait réussi dès sa jeunesse à appeler sur elle la bienveillance de quelques dames très-haut placées. Plus tard, quand son mari fut parvenu à la fortune et à une brillante position officielle, elle commença à prendre pied dans le grand monde.