— Eh bien, lis, toi, lis tout de suite, à haute voix, à haute voix ! dit la générale à Kolia, et elle retira impatiemment le journal des mains du prince pour le passer au gymnasiste : — lis tout haut, de façon à être entendu de tout le monde !
Femme de premier mouvement, Élisabeth Prokofievna levait parfois toutes les ancres et se lançait en pleine mer sans songer aux tempêtes possibles, Ivan Fédorovitch eut un tressaillement d’inquiétude. Mais les autres n’éprouvèrent tout d’abord que de la surprise et de la curiosité. Kolia déplia le journal et commença à haute voix la lecture de l’article suivant, que Lébédeff s’était empressé de lui désigner :
« Prolétaires et rejetons, épisode des brigandages du jour et de chaque jour ! Progrès ! Réforme ! Justice ! »
« Il se passe d’étranges choses dans notre Russie soi-disant sainte, à cette époque de réformes et de grandes compagnies, dans ce siècle de patriotisme où chaque année des centaines de millions s’en vont à l’étranger, où l’on encourage l’industrie et où les mains laborieuses sont paralysées, etc., etc. ; nous n’en finirions pas, messieurs, par conséquent, allons droit au fait, il est arrivé une singulière affaire à l’un des rejetons de notre défunte aristocratie. (De profundis !) Les grands-pères de ces rejetons s’étaient ruinés à la roulette, les pères ont été forcés de servir comme officiers ou sous-officiers et on en a vu plus d’un mourir à la veille de passer en jugement pour d’innocentes légèretés commises dans le maniement des deniers publics. Quant aux fils, tantôt ils naissent idiots comme le héros de notre récit, tantôt ils vont s’échouer sur les bancs de la cour d’assises, où, du reste, ils sont acquittés par le jury dans des vues d’édification ; tantôt enfin ils se signalent par quelqu’une de ces équipées scandaleuses qui étonnent le public et ajoutent une honte de plus à toutes celles dont regorge notre époque. Il y a six mois, c’est-à-dire l’hiver dernier, notre rejeton revint en Russie chaussé de guêtres comme un