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Élisabeth Prokofievna rougit de colère. Elle ne pouvait souffrir le général, qu’elle avait connu autrefois, mais avec qui, depuis fort longtemps, elle avait cessé toutes relations.

— Tu mens, selon ton habitude, batuchka, jamais tu ne l’as portée sur tes bras, dit-elle d’une voix indignée à Ardalion Alexandrovitch.

— Vous l’avez oublié, maman, mais la vérité est qu’il m’a portée, à Tver, assura soudain Aglaé. — Nous habitions alors Tver. C’était quand j’avais six ans, je m’en souviens. Il m’a fait un arc et une flèche, il m’a appris à tirer, et j’ai tué un pigeon. Vous rappelez-vous le pigeon que nous avons tué ensemble ?

— Et à moi il a apporté un casque de carton et une épée de bois, je m’en souviens aussi ! cria Adélaïde.

— Moi aussi, je me le rappelle, ajouta Alexandra : — vous vous êtes querellées à propos du pigeon blessé, et on vous a mises chacune dans un coin ; Adélaïde est restée là avec son casque et son épée.

En disant à Aglaé qu’il l’avait portée sur ses bras, le général ne croyait dire qu’une parole en l’air : c’était un simple préambule pour engager la conversation, une phrase dont il avait coutume de se servir chaque fois qu’il voulait entrer en rapport avec des jeunes gens. Mais, dans le cas présent, il se trouva avoir dit la vérité, et une vérité que lui-même avait oubliée. Aussi, lorsque Aglaé lui eut rappelé le pigeon qu’ils avaient tué ensemble, la mémoire du vieillard se réveilla instantanément, et, comme il arrive souvent au déclin de l’âge, tous les détails d’un passé lointain se représentèrent à lui. Il serait difficile de dire ce qui, dans ces souvenirs, pouvait affecter si vivement le pauvre général, alors un peu gris, selon son habitude, quoi qu’il en soit, il éprouva soudain une émotion extraordinaire.

— Je m’en souviens, je me rappelle tout ! s’écria-t-il. — J’étais alors capitaine d’état-major. Vous étiez si mignonne, si gentillette ! Nina Alexandrovna… Gania… J’ai été chez vous… j’y étais reçu. Ivan Fédorovitch…

— Et tu vois où tu en es arrivé maintenant ! reprit la