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dépenser dans les débits de boisson le reste de mon argent. Au sortir d’un cabaret, je roulai ivre-mort sur le pavé et je passai là toute la nuit. Le lendemain j’eus le délire. Ce ne fut pas sans peine que je repris l’usage de mes sens.

— Allons, allons, maintenant nous ferons la fête avec Nastasia Philippovna ! dit gaiement l’employé en se frottant les mains ; — à présent, monsieur, qu’importent ces boucles d’oreilles ? À présent nous lui en donnerons d’autres !…

— Si tu dis encore un seul mot au sujet de Nastasia Philippovna, je te fouetterai, quoique tu aies été le compagnon de Likhatcheff, cria Rogojine, et il saisit violemment le bras de Lébédeff.

— Si tu me fouettes, ce sera la preuve que tu ne me repousses pas ! Fouette-moi, les coups sont une prise de possession ! Quand on a fouetté quelqu’un, on a par cela même scellé… Mais nous voici arrivés !

Effectivement, le train entrait en gare. Quoique Rogojine eût dit qu’il était parti secrètement, plusieurs individus l’attendaient. En l’apercevant, ils commencèrent à crier et à agiter leurs chapkas.

— Tiens, Zaliojeff est là aussi ! murmura Rogojine, qui les considérait avec un sourire mêlé d’orgueil et de malignité ; puis tout à coup il s’adressa à Muichkine : — Prince, je ne sais pas pourquoi je t’ai pris en affection. C’est peut-être parce que je t’ai rencontré dans un pareil moment ; pourtant je l’ai aussi rencontré, continua-t-il en montrant Lébédeff, — et il n’a éveillé aucune sympathie en moi. Viens me voir, prince. Nous t’ôterons ces guêtres, je te donnerai une pelisse de martre numéro un ; je te ferai faire tout ce qu’il y a de mieux comme frac, un gilet blanc, ou un autre, à ton choix ; je fourrerai de l’argent plein tes poches et… nous irons chez Nastasia Philippovna ! Viendras-tu, oui ou non ?

— Prêtez l’oreille à ses paroles, prince Léon Nikolaïévitch ! dit solennellement l’employé. — Oh ! ne laissez pas échapper une si bonne occasion  !