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homme, vous ne le croyez pas ? Eh bien, vous verrez, mais pourtant… vous feriez mieux, excellentissime prince, de ne pas le recevoir chez vous.

— Pourquoi cela ? permettez-moi de vous le demander. Pourquoi aussi, Lébédeff, marchez-vous maintenant sur la pointe des pieds et vous approchez-vous toujours de moi comme si vous vouliez me glisser un secret dans l’oreille ?

— Je suis bas, je suis bas, je le sens, reprit l’employé, et, en faisant cette réponse inattendue, il se frappait la poitrine d’un air contrit, — mais le général ne sera-t-il pas trop hospitalier pour vous ?

— Comment, trop hospitalier ?

— Oui. D’abord, il se propose d’habiter chez moi ; soit, mais il ne doute de rien, il se fourre tout de suite dans la famille. Plusieurs fois déjà nous avons examiné ensemble nos parentés respectives ; il s’est trouvé que nous étions beaux-frères. Vous êtes aussi, paraît-il, du côté maternel, son neveu à la mode de Bretagne ; il me l’a encore expliqué hier. Si vous êtes son neveu, il en résulte, excellentissime prince, que je suis aussi votre parent. Passe encore pour cela, c’est une petite faiblesse, mais tout à l’heure il m’assurait que toute sa vie, depuis sa nomination au grade d’enseigne jusqu’au 11 juin de l’année dernière, il a eu chaque jour à sa table au moins deux cents personnes. Finalement, il a été jusqu’à me dire qu’on ne se levait même pas de table : on dînait, on soupait et on prenait le thé pendant quinze heures consécutives ; cela a duré ainsi trente années de suite sans la moindre interruption ; à peine prenait-on le temps de changer la nappe. Quand quelqu’un s’en allait, il était aussitôt remplacé par un autre. Les jours de fête, le général avait chez lui jusqu’à trois cents convives, et il en a même eu sept cents lorsque a été célébré le millième anniversaire de la fondation de l’empire russe. C’est une passion, on est inquiet quand on apprend cela ; il est terrible de recevoir chez soi des gens qui font si grandement les choses ; aussi,