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est folle ? Hum… Rogojine explique tout par d’autres causes, par la passion ! Et quelle jalousie insensée ! Que signifie le projet dont il a parlé tantôt ? Qu’est-ce qu’il a voulu dire ? (Le prince rougit tout à coup et quelque chose comme un frisson agita son cœur.)

Pourquoi, du reste, penser à cela ? Ici, il y a de la folie des deux côtés. Un amour passionné du prince pour cette femme pourrait à peine se concevoir, ce serait presque de l’inhumanité, de la barbarie. Oui, oui ! Non, Rogojine se calomnie ; il a un grand cœur, capable de souffrir et de compatir. Quand il saura toute la vérité, quand il aura reconnu combien est à plaindre cette créature détraquée, privée de raison, — ne lui pardonnera-t-il pas alors tout le passé, tout ce qu’il a souffert ? Ne deviendra-t-il pas son serviteur, son frère, son ami, sa providence ? La compassion sera pour Rogojine lui-même une école où il se formera. La compassion est la principale et peut-être la seule loi de l’existence humaine. Oh ! quel tort impardonnable il s’est donné, combien il a été bassement injuste envers Rogojine ! Non, ce n’est pas « l’âme russe » qui est « pleine de ténèbres », c’est la sienne qui est ténébreuse, s’il a pu imaginer une telle abomination ! Pour quelques paroles chaudes et cordiales dites à Moscou, Rogojine l’appelle son frère, et lui… Mais c’est l’effet de la maladie, d’un délire ! Tout cela va se dissiper !… De quel air sombre Rogojine a dit tantôt qu’il perdait la foi ! Cet homme doit cruellement souffrir. Il aime, dit-il, à regarder ce tableau ; non, il ne le contemple pas volontiers, mais il éprouve sans doute un besoin de le contempler. Rogojine n’est pas seulement une âme passionnée ; c’est un lutteur : il veut reconquérir de vive force sa foi perdue. C’est maintenant pour lui un martyre que d’en être privé… Oui ! croire à quelque chose ! Croire à quelqu’un ! Et qu’il est étrange pourtant, ce tableau de Holbein !… Ah ! voici la rue ! Tiens, ce doit être cette maison-ci, no 16, « maison de la veuve du secrétaire de collège Filisoff ». C’est ici !

Le prince sonna et demanda Nastasia Philippovna.