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mariage avec la première beauté de tout Pétersbourg. » Zaliojeff ajouta que si j’allais ce soir-là au Grand Théâtre pour la représentation du ballet, je pourrais apercevoir Nastasia Philippovna dans une baignoire. Chez nous, il ne faisait pas bon aller voir un ballet, c’était s’exposer à être roué de coups par le père. Néanmoins, m’esquivant à la dérobée, j’allai passer une heure au théâtre et je revis Nastasia Philippovna ; de toute la nuit je ne pus dormir. Le lendemain, le défunt me remit deux titres de cinq pour cent, représentant chacun une valeur de cinq mille roubles. « Vends-les, me dit-il ; ensuite tu iras régler un compte de sept mille cinq cents roubles que j’ai chez les Andréieff et tu me rapporteras immédiatement le reste de l’argent. Ne t’amuse pas en route, je t’attends. » Je négociai les titres, mais, au lieu d’aller chez les Andréieff, je me rendis droit au Magasin Anglais. Là, j’achetai des pendeloques de diamants ; chacune était à peu près de la grosseur d’une noisette ; leur prix dépassait de quatre cents roubles la somme que j’avais en poche ; je me nommai et le marchand me fit crédit. Après cela, j’allai trouver Zaliojeff : « Viens avec moi chez Nastasia Philippovna », lui dis-je. Nous partîmes. Ce que j’avais alors sous mes pieds, devant moi, à mes côtés, je ne saurais le dire, je ne me le rappelle pas. Nous entrâmes dans la salle, elle-même vint nous recevoir. Je ne me fis point connaître et ce fut Zaliojeff qui prit la parole : « De la part de Parfène Rogojine », dit-il, « en souvenir de la rencontre d’hier ; veuillez accepter. » Elle ouvrit l’écrin, regarda les pendeloques et sourit. « Remerciez votre ami monsieur Rogojine de son aimable attention », répondit-elle, et, nous ayant fait une révérence, elle se retira. Eh bien, pourquoi ne suis-je pas mort en ce moment même ? Si j’avais pris sur moi de faire cette visite, c’est que je m’étais dit : « Peu importe, je n’en reviendrai pas vivant ! » Et le plus vexant pour moi, c’était de me voir éclipsé par cet animal de Zaliojeff. Avec ma petite taille et ma mise de larbin, je gardais un silence embarrassé, je me bornais à la contempler en ouvrant de