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reste, quant à la partie dialectique de sa conclusion, le prince en faisait bon marché : il voyait trop bien que la conséquence évidente de ces « minutes supérieures », c’était l’hébétude, l’obscurcissement des facultés, l’idiotisme. Là-dessus, bien entendu, point de contestation possible. Sa conclusion, c’est-à-dire le jugement qu’il portait sur cette minute, renfermait à coup sûr une erreur, mais la réalité de la sensation ne laissait pas de le troubler un peu. Quoi de plus insolent qu’un fait ? Or le fait avait lieu : durant cette seconde-là, le prince s’avouait à lui-même que par le bonheur immense et pleinement senti dont elle était remplie, cette seconde valait toute une existence, « Dans ce moment, — disait-il un jour à Rogojine, du temps où ils se voyaient fréquemment à Moscou, — dans ce moment il me semble que je comprends le mot extraordinaire de l’Apôtre : Il n’y aura plus de temps. » Et il ajoutait avec un sourire : « C’est sans doute à cette même seconde que faisait allusion l’épileptique Mahomet quand il disait qu’il visitait toutes les demeures d’Allah en moins de temps qu’il n’en fallait à sa cruche d’eau pour se vider. » Oui, à Moscou il avait eu de fréquents rapports avec Rogojine, et ce n’avait pas été là le seul sujet de leurs entretiens. « Rogojine a dit tantôt que j’avais été alors un frère pour lui ; il l’a dit aujourd’hui pour la première fois », pensa le prince à part soi.

Il songeait à cela, assis sur un banc, sous un arbre, dans le jardin d’Été. Il était environ sept heures. La solitude régnait dans le jardin. La température étouffante présageait un orage. La disposition contemplative dans laquelle se trouvait alors le prince n’était pas sans charme pour lui. Il attachait son esprit à chaque objet extérieur, et cela lui plaisait : il s’efforçait toujours d’oublier quelque chose, d’échapper à l’idée du présent, mais, au premier regard jeté autour de lui, il retrouvait immédiatement sa sombre pensée, la pensée qu’il aurait tant voulu écarter. Il se souvint que tantôt, en dînant au traktir, il avait causé avec le garçon d’un assassinat fort étrange qui avait été commis ré-