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quaient encore chez un homme distrait et irritable comme l’était en ce moment Parfène Séménitch ; néanmoins, le prince trouva étrange qu’il négligeât de répondre et mit fin si brusquement à une conversation commencée par lui.

— Je voulais depuis longtemps te demander une chose, Léon Nikolaïtch : crois-tu en Dieu, oui ou non ? reprit tout à coup Rogojine après avoir fait quelques pas.

— Quelle étrange question ! et comme tu regardes !… ne put s’empêcher d’observer le prince.

Rogojine resta un moment silencieux.

— J’aime à contempler ce tableau, murmura-t-il comme s’il avait oublié sa question.

— Ce tableau ! s’écria le prince subitement frappé d’une idée ; — ce tableau ! Mais en considérant ce tableau un homme peut perdre la foi !

— Oui, on la perd, reconnut Parfène Séménitch au grand étonnement de son interlocuteur.

Ils étaient arrivés à la porte de sortie.

— Comment ? fit le prince qui s’arrêta soudain : — mais qu’est-ce que tu dis ? C’était presque une plaisanterie de ma part, et toi tu parles si sérieusement ! Et pourquoi m’as-tu demandé si je crois en Dieu ?

— Pour rien, par simple curiosité. C’est une idée que j’avais depuis longtemps. Il y a maintenant beaucoup d’incrédules. Quelqu’un m’a dit que chez nous, en Russie, les athées étaient plus nombreux qu’en aucun autre pays : est-ce vrai ? tu dois savoir cela, toi qui as vécu à l’étranger…

Rogojine avait sur les lèvres un sourire venimeux ; après avoir fait sa question, il ouvrit brusquement la porte, et, la main appuyée sur le bouton de la serrure, attendit que le visiteur se retirât. Celui-ci sortit, passablement étonné, il est vrai. Rogojine le suivit sur le palier et referma la porte de son logement. Tous deux restèrent en face l’un de l’autre ; ils semblaient avoir oublié où ils étaient et ce qu’ils avaient à faire.