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l’expliquer. C’est sans doute un délire. J’ai peur même en voyant comme cela m’agite. Auparavant je ne me serais même pas imaginé que tu demeurais dans une telle maison, et sitôt que je l’eus aperçue, je me dis : « Ce doit être là sa demeure ! »

— Vraiment ! fit avec un sourire vague Parfène Séménitch, qui n’avait pas compris grand’chose à la pensée obscure du prince. — C’est mon grand-père qui a fait bâtir cette maison, observa-t-il. — Des skoptzi, les Khloudiakoff, y ont toujours habité, et nous en avons encore pour locataires à présent.

— Quelle obscurité ! Il ne fait pas gai chez toi, dit le visiteur en examinant de nouveau le cabinet.

C’était une vaste pièce, haute, sombre et encombrée de meubles ; on y voyait surtout de grandes tables à écrire, des bureaux, des armoires remplies de livres d’affaires et de papiers. Un large divan en maroquin rouge servait évidemment de lit à Rogojine. Sur la table près de laquelle Parfène Séménitch l’avait fait asseoir, le prince aperçut deux ou trois livres dont l’un, l’Histoire de Solovieff, était ouvert ; un signet marquait l’endroit où le lecteur s’était interrompu. Aux murs étaient suspendus dans des cadres en partie dédorés quelques tableaux à l’huile tellement enfumés qu’on pouvait difficilement en reconnaître les sujets. Un portrait de grandeur naturelle attira l’attention du prince : il représentait un quinquagénaire vêtu d’une redingote de coupe allemande, mais à longs pans ; le personnage figuré sur cette toile portait au cou deux médailles, il avait la barbe blanche, courte et clair-semée, le visage jaune et sillonné de rides, le regard défiant, sournois et chagrin.

— Ce n’est pas ton père ? demanda le prince.

— Si, c’est lui, répondit avec un sourire désagréable Rogojine, comme s’il eût pensé que le visiteur faisait cette question pour décocher ensuite quelque plaisanterie désobligeante à l’adresse du défunt.

— Ce n’était pas un vieux-croyant ?