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— Vous aviez d’une façon quelconque excité sa colère ? demanda le prince, qui considérait avec une vive curiosité ce millionnaire si pauvrement vêtu. Du reste, indépendamment de la grosse fortune dont il se trouvait hériter, le propriétaire de la pelisse d’agneau avait encore en lui quelque chose qui étonnait et intéressait Muichkine. Lui-même, de son côté, aimait à s’entretenir avec le prince. Toutefois, s’il causait volontiers, c’était moins par un besoin naïf d’épanchement que pour fournir un dérivatif à son agitation. On aurait dit qu’il avait encore la fièvre. Quant à l’employé, suspendu aux lèvres de Rogojine, il retenait son souffle et recueillait, comme un diamant, chaque parole qui sortait de la bouche du jeune homme.

— Sans doute il était furieux, et peut-être avait-il lieu de l’être, répondit Rogojine, — mais c’est surtout mon frère qui m’a nui dans son esprit. De ma mère il est inutile de parler ; elle est âgée, lit le ménologe, passe tout son temps avec de vieilles femmes et ne voit que par les yeux de mon frère Senka. Mais lui, pourquoi ne m’a-t-il pas prévenu en temps utile ? Nous comprenons cela ! À la vérité, j’étais alors sans connaissance. Il paraît, du reste, qu’on m’a expédié un télégramme. Malheureusement, il a été reçu par ma tante, qui est veuve depuis trente ans et ne voit, du matin au soir, que des iourodiviis[1]. Ce n’est pas une nonne, c’est encore pis. Le télégramme lui a fait peur, et, sans le décacheter, elle est allée le porter au bureau de police où il est resté jusqu’à ce moment. Je n’ai appris les choses que par une lettre de Vasili Vasilitch Konieff, il m’a tout révélé. Un poêle de brocart rehaussé de houppes en or filé recouvrait le cercueil de mon père : la nuit, mon frère a coupé ces houppes, se disant que « cela avait de la valeur » Eh bien, rien que pour ce seul fait, il est dans le cas d’aller en Sibérie, si je le veux, parce que c’est un vol sacrilége. Hein, qu’en dis-tu, tête à effrayer les moineaux ? demanda-t-il au monsieur

  1. Fous religieux.