— La preuve qu’elle est emportée, c’est que, la fois passée, elle a failli me prendre aux cheveux pour une parole dite par moi. J’ai entrepris de la guérir par la lecture de l’Apocalypse.
— Comment ? demanda le prince, croyant avoir mal entendu.
— Par la lecture de l’Apocalypse. Cette dame a l’imagination inquiète, hé ! hé ! De plus, j’ai observé en elle un goût prononcé pour les sujets de conversation sérieux, quelque indifférents qu’ils soient. Elle les aime beaucoup, et c’est même la flatter que de les traiter avec elle. Oui. Or je suis ferré sur l’explication de l’Apocalypse et je m’en occupe depuis quinze ans. Elle a reconnu avec moi que nous sommes à l’époque figurée par le troisième cheval, le noir, et par le cavalier qui tient en main une mesure, car dans notre siècle tout repose sur la mesure et sur les contrats, tous les hommes ne cherchent que leur droit : « Une mesure de froment pour un denier et trois mesures d’orge pour un denier… » Mais, avec cela, ils veulent aussi conserver un esprit libre, un cœur pur, un corps sain et tous les dons de Dieu. Or, en se fondant sur le droit seul, ils ne les conserveront pas, et ensuite viendra le cheval pâle et celui qui s’appelle Mort, puis l’enfer… Tel est le sujet de nos entretiens, lorsque nous nous trouvons ensemble, — et cela a fortement agi sur elle.
— Vous croyez vous-même à ces choses-là ? demanda le prince en jetant un regard étrange sur son interlocuteur.
— J’y crois et je les explique. Je suis un pauvre, un mendiant, un atome dans la circulation humaine. Qui respecte Lébédeff ? Il sert de cible à tout le monde ; chacun, pour ainsi dire, le bourre de coups de pied. Mais ici, dans cette explication, je suis l’égal d’un grand personnage. Tel est le pouvoir de l’esprit ! J’ai fait trembler un haut fonctionnaire… sur son fauteuil, en le touchant par l’esprit ! Il y a deux ans, à la veille de Pâques, Sa Haute Excellence, Nil Alexiévitch, dont j’étais alors le subordonné, voulut m’entendre et me fit exprès appeler dans son cabinet par Pierre Zakharitch.