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— Hé, hé, hé ! la dernière dans son genre ! Comme vous avez tourné cela ! fit en riant l’employé.

Le mot amena aussi un sourire sur les lèvres du monsieur aux cheveux noirs. Le prince fut un peu étonné d’avoir commis un calembour, d’ailleurs, assez mauvais.

— Figurez-vous que j’ai dit cela tout à fait sans y penser, expliqua-t-il enfin.

— Cela se comprend, cela se comprend, répondit gaiement l’employé.

— Mais là-bas, prince, vous étudiiez, vous aviez un professeur ? demanda soudain l’autre voyageur.

— Oui… j’étudiais…

— Eh bien, moi, je n’ai jamais rien appris.

— Je n’ai pas non plus acquis beaucoup d’instruction, observa le prince, comme s’il eût voulu s’excuser, — mon état de santé ne me permettait pas de faire des études suivies.

— Connaissez-vous les Rogojine ? reprit vivement le jeune homme aux cheveux noirs.

— Non, je ne les connais pas du tout. Je ne connais presque personne en Russie. Vous êtes un Rogojine ?

— Oui, je m’appelle Parfène Rogojine.

— Parfène ? Mais ne seriez-vous pas un de ces Rogojine… commença l’employé avec une gravité renforcée.

— Oui, un de ceux-là même, répondit impatiemment le jeune homme sans laisser au monsieur bourgeonné le temps d’achever sa phrase ; du reste, pendant toute cette conversation, il ne s’était pas une seule fois adressé à lui et n’avait jamais causé qu’avec le prince.

L’employé stupéfait ouvrit de grands yeux, et tout son visage prit à l’instant une expression de respect servile, craintif même.

— Mais… comment cela ? poursuivit-il ; — vous seriez le fils de ce même Sémen Parfénovitch Rogojine, bourgeois notable héréditaire, qui est mort il y a un mois, laissant un capital de deux millions et demi ?