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générale commença par l’accueillir très-froidement, mais bientôt il lui plut parce qu’il était « franc et point flatteur ». Personne ne méritait mieux que Kolia d’être qualifié de la sorte ; il avait su se placer vis-à-vis de ses nouveaux amis sur un pied d’égalité et d’indépendance complètes ; si, parfois, il lisait à la générale des livres et des journaux, c’était parce qu’il aimait à faire plaisir. Du reste, la « question des femmes » faillit le brouiller avec Élisabeth Prokofievna ; au cours d’une discussion très-vive à ce sujet, il déclara à la vieille dame qu’elle était une despote et qu’il ne remettrait plus le pied chez elle. Quelque invraisemblable que cela puisse paraître, le surlendemain de la querelle, la générale lui envoya par un domestique un mot pour le prier de revenir. Kolia ne fit point l’entêté et arriva immédiatement. Aglaé était la seule dont il n’eût pu gagner les bonnes grâces et qui lui parlât toujours avec hauteur. Pourtant, il était dit que l’enfant étonnerait aussi jusqu’à un certain point l’orgueilleuse jeune fille. Un jour, Kolia profita d’un moment où ils se trouvaient en tête-à-tête et lui tendit une lettre en se bornant à dire qu’il avait ordre de la lui remettre en mains propres. Aglaé regarda d’un air menaçant le « présomptueux gamin », mais celui-ci se retira aussitôt. Elle déplia la lettre et lut ce qui suit :

« Jadis vous m’avez honoré de votre confiance. Peut-être m’avez-vous complètement oublié maintenant. Comment se fait-il que je vous écrive ? Je n’en sais rien ; mais je ne puis résister au désir de me rappeler à vous, à vous particulièrement. Bien des fois j’ai eu grand besoin de vous trois, mais parmi vous trois je ne voyais que vous. Vous m’êtes nécessaire, très-nécessaire. En ce qui me concerne, je n’ai rien à vous écrire, rien à vous raconter. D’ailleurs, je n’y tiens pas ; je désirerais fort votre bonheur. Êtes-vous heureuse ? Voilà tout ce que je voulais vous dire.

« Votre frère, Pr. L. Muichkine. »

Après avoir lu ces quelques lignes passablement absurdes,