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devriez vous coucher. Vous ne seriez pas restée avec Rogojine ; dès demain vous vous seriez faite blanchisseuse. Vous êtes fière, Nastasia Philippovna, mais peut-être êtes-vous malheureuse au point de vous croire réellement coupable. Vous avez besoin de beaucoup de soins, Nastasia Philippovna. Je vous soignerai. Tantôt j’ai vu votre portrait, et j’ai cru y retrouver des traits connus. Il m’a aussitôt semblé que vous m’appeliez… Je… je vous estimerai toute ma vie, Nastasia Philippovna, acheva brusquement le prince devenu rouge, sans doute en se rappelant devant quelle société il s’épanchait ainsi.

Ptitzine, scandalisé, baissait la tête et regardait le plancher. Totzky songeait à part soi : « C’est un idiot, mais il sait que la flatterie est le meilleur moyen de réussir auprès des femmes ; la nature le lui a appris ! » Le prince remarqua aussi que Gania, de son coin, fixait sur lui des yeux étincelants, comme s’il eût voulu le foudroyer sur place.

— Voilà un brave homme ! dit tout haut Daria Alexievna attendrie.

— Une créature cultivée mais perdue ! murmura à demi-voix Ivan Fédorovitch.

Totzky prit son chapeau avec l’intention de filer à l’anglaise. Lui et le général convinrent du regard qu’ils s’en iraient ensemble.

— Merci, prince ! Personne jusqu’à présent ne m’avait parlé ainsi, dit Nastasia Philippovna. — On n’a jamais songé qu’à m’acheter, et aucun homme comme il faut ne m’avait encore demandée en mariage. Vous avez entendu, Afanase Ivanovitch ? Comment trouvez-vous le langage du prince ? Presque inconvenant, n’est-ce pas ?… Rogojine ! ne t’en va pas tout de suite. Du reste, je vois que tu n’es pas pressé de t’en aller. Je partirai peut-être encore avec toi. Où voulais-tu m’emmener ?

— À Ékatérinhoff, répondit de son coin Lébédeff. Rogojine tremblant ne put que regarder Nastasia Philippovna avec de grands yeux ; il n’en croyait pas ses oreilles et semblait