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— Oui, fit-il à voix basse.

— Vous me prendrez comme cela, sans rien ?

— Oui, Nastasia Philippovna…

— Voilà encore une nouvelle anecdote ! murmura le général. — C’était à prévoir !

Le prince fixa un regard triste, sévère et pénétrant sur le visage de Nastasia Philippovna, qui continuait à l’examiner.

— En voilà encore un qui s’est rencontré ! reprit-elle tout à coup en s’adressant de nouveau à Daria Alexievna ; — et ce qu’il en dit, c’est de bon cœur, je le connais. J’ai trouvé un bienfaiteur ! Mais, du reste, on a peut-être raison quand on dit que… qu’il n’est pas comme un autre. De quoi vivras-tu, si tu es assez amoureux pour épouser, toi, prince, la maîtresse de Rogojine ?…

— En vous épousant, Nastasia Philippovna, j’épouserai une honnête femme et non la maîtresse de Rogojine, répondit le prince.

— C’est moi qui suis honnête ?

— Oui.

— On voit cela dans les romans : ce sont de vieilles fadaises, cher prince, mais à présent le monde est devenu plus raisonnable, et tout cela est absurde ! D’ailleurs, comment peux-tu penser à te marier ? tu aurais plutôt besoin d’une bonne que d’une femme !

Le prince se leva et d’une voix tremblante, timide, mais en même temps avec la physionomie d’un homme profondément convaincu, il répondit :

— Je ne sais rien, Nastasia Philippovna, je n’ai rien vu, vous avez raison, mais je… je me tiendrai pour honoré par votre choix, loin de croire que je vous fais honneur en vous épousant. Moi, je ne suis rien ; vous, vous avez connu la souffrance et vous êtes sortie pure d’un pareil enfer : c’est beaucoup. Pourquoi donc êtes-vous honteuse et voulez-vous partir avec Rogojine ? C’est un accès de fièvre… Vous avez rendu soixante-quinze mille roubles à monsieur Totzky et vous annoncez l’intention de lui laisser tout ce qui est chez