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sion proprement dite, mais avec une intention manifeste, il fit plusieurs fois allusion aux avantages de la boxe anglaise, c’est-à-dire qu’il se montra un pur zapadnik[1]. Au mot de « boxe », les lèvres de l’athlète esquissaient un sourire dédaigneux, il ne faisait pas à son adversaire l’honneur d’une réfutation en règle, mais, sans rien dire, comme par hasard, il exhibait une chose éminemment nationale, — un poing énorme, musculeux, couvert de poils roux, et chacun restait convaincu que si cette chose profondément nationale s’abattait sur un objet, elle le mettrait à coup sûr en capilotade.

Absorbé depuis le matin par la pensée de la visite qu’il devait faire à Nastasia Philippovna, Rogojine s’était efforcé de calmer l’excitation bachique de ses compagnons et il y avait en grande partie réussi. Lui-même était presque complétement dégrisé mais les émotions ressenties durant cette journée sans analogue dans sa vie l’avaient rendu à peu près fou. Une seule idée subsistait dans son esprit, l’idée pour la réalisation de laquelle il s’était donné un mal effroyable depuis cinq heures jusqu’à onze heures. Peu s’en fallait qu’il n’eût aussi fait perdre la tête à Kinder et à Biskoup, ses hommes d’affaires en cette circonstance. À la fin pourtant les cent mille roubles lui furent versés, mais à quel prix ! L’intérêt était fabuleux, au point que Biskoup lui-même baissa la voix par pudeur, lorsqu’il en parla à Kinder.

Comme tantôt, Rogojine ouvrait la marche ; ses acolytes le suivaient, pénétrés sans doute du sentiment de leurs prérogatives, mais néanmoins quelque peu inquiets. C’était surtout, et Dieu sait pourquoi, Nastasia Philippovna qui leur faisait peur. Plusieurs d’entre eux pensaient même qu’on allait immédiatement les jeter tous en bas de l’escalier. Parmi ces poltrons se trouvait l’élégant, l’irrésistible Zaliojeff. Mais les autres, notamment l’athlète, sans faire montre de leurs dispositions hostiles, nourrissaient in petto un mépris pro-

  1. Partisan des idées et des institutions de l’Occident européen.