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— Je ne puis pas, Nastasia Philippovna ; du reste, je considère un pareil amusement comme impossible.

— Général, je crois que votre tour est venu, dit Nastasia Philippovna à Ivan Fédorovitch, — si vous refusez aussi, tout le jeu sera désorganisé et je le regretterai, car je me proposais de raconter en forme de conclusion un fait « de ma propre vie », seulement je ne voulais parler qu’après vous et après Afanase Ivanovitch : il faut, en effet, que vous m’encouragiez, acheva-t-elle en souriant.

— Oh ! du moment que vous faites cette promesse, s’écria avec feu le général, — je suis prêt à vous raconter toute ma vie, mais, je l’avoue, en attendant mon tour, j’avais déjà préparé mon anecdote…

Ferdychtchenko sourit malignement.

— Et rien qu’à voir Son Excellence, on peut deviner avec quel vif plaisir littéraire elle a pioché sa petite anecdote, osa observer le bouffon, bien qu’il n’eût pas encore recouvré toute son assurance.

Nastasia Philippovna regarda rapidement le général et un sourire vint aussi sur ses lèvres. Mais à chaque minute s’accusaient davantage son énervement et son irascibilité. Depuis qu’elle avait promis un récit, Afanase Ivanovitch éprouvait un surcroit d’inquiétude.

— Il m’est arrivé comme à tout le monde, messieurs, de commettre d’assez mauvaises actions dans le cours de mon existence, commença le général, — mais, chose étrange, la courte anecdote que je vais raconter est celle que je considère comme la plus vilaine de toute ma vie. Depuis lors près de trente ans se sont écoulés, et je ne puis y songer maintenant encore sans une sorte de souffrance morale. L’histoire, du reste, est excessivement bête. À cette époque-là, je venais d’être nommé enseigne. On sait bien ce que c’est qu’un enseigne : il a le sang chaud et la bourse plate. J’avais pour denchtchik[1] un certain Nikifor, qui s’occupait de mon

  1. Sorte d’ordonnance ou de planton.