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nous installerions ensemble dans un logement à nous. C’est notre rêve. Mais savez-vous une chose ? tout à l’heure, quand je lui ai parlé de votre cas, il s’est fâché, il prétend que celui qui reçoit un soufflet et n’appelle pas son insulteur sur le terrain est un lâche. Du reste, il est fort irascible ; aussi ai-je cessé de discuter avec lui. Ainsi, Nastasia Philippovna vous a invité à l’aller voir ?

— À vrai dire, non.

— Alors comment se fait-il que vous vous rendiez chez elle ? s’écria Kolia, dont l’étonnement fut tel qu’il s’arrêta au milieu du trottoir : — et… et c’est dans ce costume que vous allez en soirée ?

— Vraiment, je ne sais pas comment j’entrerai. Si on me reçoit, tant mieux ; si on ne me reçoit pas, ce sera une affaire manquée. Quant à mon costume, que faire ?

— Quelque chose vous appelle chez Nastasia Philippovna ? Ou bien n’y allez-vous que pour passer le temps en « noble compagnie » ?

— Non, ma visite a proprement pour objet… c’est-à-dire que je vais là pour affaire… c’est difficile à expliquer, mais…

— Allons, que ce soit pour une chose ou pour une autre, cela vous regarde et je n’ai pas besoin de le savoir. L’important, à mes yeux, c’est que vous n’allez pas là pour le simple plaisir de passer la soirée dans une charmante société de cocottes, de généraux et d’usuriers. S’il en était ainsi, prince, pardonnez-moi de vous le dire, je me moquerais de vous et je commencerais à vous mépriser. Les honnêtes gens sont terriblement rares ici, il n’y a même personne qui mérite une entière estime. On prend malgré soi des airs dédaigneux, et ils exigent tous du respect ; Varia la première. Avez-vous remarqué, prince, qu’à notre époque on ne voit que des aventuriers ? Et particulièrement chez nous, en Russie, dans notre chère patrie. Comment tout cela s’est organisé ainsi, — je ne le comprends pas. Il paraît que cet ordre de choses était solide, mais maintenant qu’arrive-t-il ?