Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 1.djvu/183

Cette page a été validée par deux contributeurs.

ces soixante-quinze mille roubles. Vraiment, tout cela me semble absurde et impossible.

— Que prétendez-vous conclure de là ?

— Que vous vous lancez peut-être étourdiment dans cette entreprise et que vous feriez bien d’y regarder à deux fois. Il se peut que Barbara Ardalionovna ait raison.

— Ah ! de la morale ! Je sais moi-même que je suis encore un gamin, répliqua vivement Gania, — et je le prouve par cela seul que j’ai engagé avec vous une semblable conversation. Ce n’est point par calcul, prince, que je me lance dans cette ténébreuse affaire, continua le jeune homme, qui, blessé dans son amour-propre, n’était plus maître de sa parole, — si je faisais un calcul, je me tromperais certainement, car je suis encore trop faible de tête et de caractère. J’obéis à une passion, à un entraînement, parce qu’il y a pour moi un but qui prime tout le reste. Vous croyez qu’une fois en possession de soixante-quinze mille roubles, je m’empresserai d’acheter une voiture. Non ; alors j’achèverai d’user la vieille redingote que je porte depuis trois ans, et je renoncerai à toutes mes relations de club. Je prendrai exemple sur les gens arrivés. À dix-sept ans Ptitzine couchait dans la rue, il vendait des canifs et il a commencé avec un kopek ; maintenant il possède soixante mille roubles, mais, pour en arriver là, à quelle gymnastique il a dû se livrer ! Eh bien, ce sont ces débuts pénibles que je veux m’épargner, je commencerai d’emblée avec un capital ; dans quinze ans on dira : « Voilà Ivolguine, le roi des Juifs. » Vous prétendez que je n’ai pas d’originalité. Remarquez-le, cher prince, rien n’est plus offensant pour un homme de notre temps et de notre race que de s’entendre dire qu’il manque d’originalité, qu’il est faible de caractère, qu’il n’a point de talents particuliers, qu’il est un homme ordinaire. Vous ne m’avez pas même fait l’honneur de me considérer comme un drôle, et, vous savez, tantôt je vous aurais volontiers mangé à cause de cela. Vous m’avez blessé plus cruellement qu’Épantchine, qui me croit capable de lui vendre ma femme (notez bien que,