parmi tous ces êtres fantastiques ; celle du marchand Rogojine. Il fera plus que tous les autres crier à l’invraisemblance ; c’est pourtant le type qui a le plus de chances d’être vrai, dans le milieu où Dostoïevsky l’a cherché ; nul homme ne peut pousser l’excès et la bizarrerie de nature aussi loin qu’un marchand russe quand il s’y met. Ce Rogojine est un fauve dangereux, affolé par la passion. Il fait planer sur tout le récit une épouvante mystérieuse ; on sent sur soi le regard énigmatique de ces yeux immobiles, qui guettent et fascinent le prince Muichkine au détour des rues. Rogojine aime une femme qui lui échappe sans cesse au moment où il croit la posséder, attirée qu’elle est par le timide et inconcevable sortilège de l’idiot ; dans la scène finale du roman, il prend cette malheureuse et la tue ; Muichkine vient le rejoindre au pied du lit où gît leur maîtresse ; les deux hommes la veillent ensemble, et ils causent, très-calmes, réconciliés. Cette scène est peut-être la plus puissante que Dostoïevsky ait jamais écrite. On se tromperait en jugeant sur ma rapide analyse qu’elle relève du mélodrame vulgaire ; les pages les plus tragiques de Macbeth ou d’Othello ne donnent pas une impression pareille de terreur concentrée. C’est fou, mais non pas à coup sûr de la folie qui fait sourire ; de celle qui glace et devient vite contagieuse au premier chef.
C’est fou ! Voilà bien certainement ce qu’on dira chez nous de ce livre, des personnages et des événements qui le remplissent. Et l’on se demandera une fois de plus si la littérature a le droit de s’attacher à des exceptions maladives. Je voudrais présenter à ce propos quelques brèves observations. Le roman en général, et celui de Dostoïevsky plus que tout autre, a pour objet de nous peindre des états de passion. Est-il téméraire d’affirmer