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sans jugement ! Sans jugement ! Nina Alexandrovna est une femme rare. Barbara Ardalionovna, ma fille, est une fille rare ! Les circonstances nous forcent à louer des chambres ! C’est une chute inouïe !… Moi qui étais en passe de devenir gouverneur général !… Mais nous sommes toujours bien aises de vous avoir. Et pourtant il y a une tragédie dans ma maison !

À ces mots, le prince considéra son interlocuteur avec une curiosité plus marquée.

— Il se prépare un mariage, et un mariage rare, le mariage d’une femme équivoque et d’un jeune homme qui pourrait être gentilhomme de la chambre. On introduira cette femme dans la maison où habitent mon épouse et ma fille ! Mais tant que j’aurai un souffle de vie, elle n’y entrera pas ! Je me coucherai en travers de la porte, et il faudra qu’elle me passe sur le corps !… À présent, je ne parle presque plus à Gania ; j’évite même de me rencontrer avec lui. Je vous préviens exprès. Du reste, ce que je vous dis, vous le verrez vous-même, puisque vous allez demeurer chez nous. Mais vous êtes le fils de mon ami, et je suis en droit d’espérer…

— Prince, veuillez, je vous prie, venir un instant au salon avec moi, interrompit Nina Alexandrovna, se montrant elle-même à l’entrée de la chambre.

— Figure-toi, ma chère, s’écria le général, — il se trouve que jadis j’ai porté le prince sur mes bras !

La vieille dame lança à son mari un coup d’œil sévère et fixa ensuite sur le prince un regard scrutateur, mais elle ne proféra pas un mot, Muichkine la suivit. Tous deux se rendirent au salon, et, quand ils furent assis, Nina Alexandrovna se hâta d’engager avec son locataire une conversation à demi-voix. Mais à peine avait-elle commencé à parler que le général entra brusquement dans la chambre. Nina Alexandrovna se tut aussitôt et, avec un dépit visible, se pencha sur son ouvrage. Le général remarqua peut-être le mécontentement de sa femme ; quoi qu’il en fût, il ne s’en affecta nullement.