Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 1.djvu/14

Cette page a été validée par deux contributeurs.

d’ironie, nous sommes presque incapables de comprendre cet esprit sauvage, illuminé, sérieux ; et la difficulté est d’autant plus grande que, pour mieux nous dérouter, il emprunte nos masques et nos vieux habits. À qui lirait quelques pages au hasard, ce roman semblerait une imitation des Mystères de Paris ; pour que l’innocent Muichkine sorte à son avantage de tous les pièges qu’on lui tend, Dostoïevsky a dû mettre en branle tous les ressorts du vieil Ambigu : rencontres fortuites et à point nommé d’une multitude de gens, héritages soudains, suppositions d’enfants, entrevues secrètes de nobles dames et de courtisanes. C’est par son bizarre amalgame que ce livre est si hautement symbolique du pays où il a été écrit ; ce pays revêt notre défroque, elle paraît d’autant plus grotesque qu’il la porte avec une grave gaucherie, et sous cette mascarade on trouve un fonds de pensées vierges, originales et puissantes, caractéristiques d’une race inconnue.

En effet, si folle que soit la débauche d’imagination mystique dans ce roman, le lecteur français se tromperait en le jugeant tout à fait irréel. L’idiot, les personnages invraisemblables qui se pressent autour de lui, les petites intrigues saugrenues où ils dépensent leur activité, tout ce monde et tous ces faits reprennent corps et réalité, quand on les replace dans certains milieux russes. Ainsi, j’ai cru longtemps qu’en imaginant ce type abstrait, Dostoïevsky avait franchement perdu terre et lâché la bride à sa fantaisie ; je l’ai cru jusqu’au jour où le hasard me fit rencontrer, précisément dans les conditions de vie où l’on nous représente le prince Muichkine, un homme qui eût pu lui servir de prototype ; victime, comme le héros du roman, d’une étrange maladie nerveuse, tenu pour idiot au jugement commun, doué pour-