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Enhardi par la patience de son interlocuteur, Gania, comme c’est le cas de bien des gens, s’abandonnait de plus en plus à la violence de son caractère. Encore un peu, et il aurait peut-être craché au visage du prince, tant il était furieux. Mais sa fureur même lui ôtait toute clairvoyance ; sans cela il aurait depuis longtemps remarqué que celui qu’il appelait un « idiot » savait parfois comprendre les choses avec autant de promptitude que de finesse et les rapporter d’une façon très-satisfaisante. Cependant une surprise était réservée au colérique jeune homme.

— Je dois vous faire observer, Gabriel Ardalionovitch, dit tout à coup le prince, — qu’autrefois en effet la maladie m’avait amené à une sorte d’idiotisme ; mais il y a longtemps que je suis guéri ; aussi m’est-il un peu désagréable aujourd’hui de m’entendre traiter ouvertement d’idiot. Sans doute on peut vous pardonner cela, si l’on prend en considération vos déconvenues, mais, dans votre mauvaise humeur, vous m’avez insulté par deux fois. Cela me déplaît, surtout quand on m’injurie ainsi à brûle-pourpoint, comme vous l’avez fait en premier lieu. Par conséquent, comme nous voici arrivés à un carrefour, le mieux est que nous nous quittions : vous allez prendre à droite pour retourner chez vous, et moi j’irai à gauche. J’ai vingt-cinq roubles, je trouverai facilement à me loger dans un hôtel garni.

Grande fut la confusion de Gania, qui avait cru jusqu’alors avoir affaire à un imbécile. En reconnaissant son erreur, il rougit de honte et son ton insolent fit aussitôt place à une excessive politesse.

— Excusez-moi, prince, s’écria-t-il d’une voix suppliante : — pour l’amour de Dieu, excusez-moi ! Vous voyez combien je suis malheureux ! Vous ne savez presque rien encore, mais, si vous saviez tout, vous auriez à coup sûr un peu d’indulgence pour moi, quoique, certainement, je n’en mérite pas…

— Oh ! vous n’avez pas à me faire tant d’excuses, se hâta d’interrompre le prince. — Je comprends que vous soyez fort