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— Soit, Je remettrai ce billet.

— Mais de façon que personne ne s’en aperçoive, insista Gania tout heureux, — voyez-vous, prince, je compte sur votre parole d’honneur.

— Je ne le montrerai à personne.

— Le pli n’est pas cacheté, mais… laissa échapper le secrétaire, et il s’arrêta confus d’avoir manifesté une crainte qu’il aurait mieux fait de garder pour lui.

— Oh ! je ne le lirai pas, répondit Muichkine sans paraître froissé le moins du monde, et, prenant le portrait, il sortit du cabinet.

Resté seul, Gania porta ses mains à sa tête.

— Un mot d’elle, et je… oui, vraiment, peut-être que je romprai !…

En attendant la réponse à son billet, il était si agité que force lui fut d’interrompre sa besogne ; il se mit à se promener de long en large dans le cabinet.

Pendant ce temps, le prince regagnait, tout soucieux, l’appartement des dames Épantchine. La commission dont il venait de se charger le contrariait vivement et il ne lui était pas moins désagréable de penser que Gania écrivait à Aglaé. Mais, avant d’être arrivé aux deux pièces qui précédaient le salon, il s’arrêta tout à coup comme si quelque chose lui était brusquement revenu à l’esprit, puis il jeta un coup d’œil autour de lui, s’approcha de la fenêtre et se mit à examiner le portrait de Nastasia Philippovna.

On aurait dit qu’il voulait déchiffrer le je ne sais quoi de mystérieux qui, quelques heures auparavant, l’avait frappé dans ce visage. Son impression de tantôt était restée très-vive, et maintenant il avait hâte de la soumettre en quelque sorte à une contre-épreuve. En contemplant de nouveau ce visage qui n’avait pas de remarquable que la beauté, le prince en reçut une sensation plus forte encore que la première fois. L’orgueil et le mépris, pour ne pas dire la haine, s’accusaient dans cette physionomie avec une intensité extraordinaire, mais en même temps on y trouvait une