sur le quai aussi longtemps qu’ils purent m’apercevoir. Moi-même je regardais toujours de leur côté… Écoutez, quand je suis entré ici tantôt, en considérant vos jolis visages, — à présent j’observe les physionomies avec beaucoup d’attention, — et en entendant vos premières paroles, je me suis senti soulagé pour la première fois depuis que j’ai quitté la Suisse. Tout à l’heure je me disais que j’étais peut-être en effet au nombre des gens heureux : je sais qu’il est rare de rencontrer des personnes qu’on aime de prime abord, et je vous ai rencontrées au sortir du wagon. Je sais fort bien qu’en général on n’ose pas parler de ses sentiments, et voilà que je vous parle des miens sans aucun embarras. Je suis misanthrope et je ne reviendrai peut-être pas chez vous d’ici à longtemps. Mais ne voyez ici aucune mauvaise pensée : si je dis cela, ce n’est pas que je ne tienne point à vous ; ne croyez pas non plus que je me sois blessé de quelque chose. Vous m’avez demandé ce que j’ai remarqué dans vos visages : je vous le dirai très-volontiers. Vous, Adélaïde Ivanovna, vous avez une figure heureuse, votre visage est le plus sympathique des trois. Outre que vous êtes fort bien de votre personne, en vous voyant on se dit : « Elle a l’air d’une bonne sœur. » Avec vos façons simples et enjouées, vous lisez vite dans le cœur des gens. Voilà l’impression que votre visage a produite sur moi. Vous, Alexandra Ivanovna, vous avez aussi une figure charmante, mais il y a peut-être chez vous un chagrin secret ; votre âme est fort bonne assurément, mais vous n’êtes pas gaie. Votre physionomie rappelle celle de la madone de Holbein qu’on voit à Dresde. Eh bien, voilà aussi l’opinion que je me forme d’après votre visage ; à vous de dire si j’ai deviné juste. Quant à vous, Élisabeth Prokofievna, ajouta brusquement le prince en s’adressant à la générale, — votre visage me donne à croire, ou plutôt me prouve que, malgré votre âge, vous êtes un véritable enfant, avec toutes les qualités et tous les défauts que ce mot implique. Vous ne vous fâcherez pas contre moi, parce que je parle ainsi ? Vous savez, n’est-ce pas, quel
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