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que c’est et conférer avec quelqu’un. Mon sort changera peut-être complètement, mais ce n’est pas là le principal. Le principal, c’est qu’un grand changement s’est déjà opéré dans ma vie. J’ai laissé là-bas beaucoup de choses, beaucoup trop. Tout a disparu. En wagon, je me disais : « À présent je vais parmi les hommes ; je ne sais rien peut-être, mais une nouvelle vie a commencé pour moi. » J’ai décidé que je serais honnête et ferme dans l’accomplissement de ma tâche. Le commerce des hommes me réserve peut-être beaucoup d’ennuis et de contrariétés. J’ai pris la résolution d’être poli et sincère avec tout le monde ; on ne peut pas me demander plus. Peut-être qu’ici comme en Suisse on me considérera comme un enfant, — eh bien, cela m’est égal. Tous me prennent aussi pour un idiot ; j’ai été autrefois si malade qu’alors en effet je ressemblais à un idiot, mais est-ce que j’en suis un maintenant que je comprends moi-même qu’on me juge tel ? J’entre et je pense : « Voilà, ils me prennent pour un idiot, mais je suis intelligent et ils ne s’en doutent pas… » J’ai souvent cette idée. Quand j’ai reçu à Berlin quelques petites lettres que les enfants m’avaient écrites, alors seulement j’ai compris combien je les aimais. La première lettre qu’on reçoit cause une impression bien pénible ! Qu’ils étaient tristes en me reconduisant ! Un mois avant mon départ, ils avaient pris l’habitude de me reconduire : « Léon s’en va, Léon s’en va pour toujours ! » Nous continuions à nous réunir chaque soir près de la cascade et nous ne parlions guère que de notre prochaine séparation. Parfois les enfants retrouvaient leur ancienne gaieté, mais, au moment de retourner chez eux, ils me serraient étroitement dans leurs bras, ce qu’ils ne faisaient pas auparavant. Lorsque j’allai prendre le train, tous m’accompagnèrent jusqu’à la gare qui était située à environ une verste de notre village. Ils s’efforçaient de maîtriser leur émotion, mais, quoi qu’ils fissent pour ne pas pleurer, beaucoup, les petites filles surtout, avaient des larmes dans la voix. Je montai en wagon, le train partit, tous me crièrent : « hourra ! » et restèrent