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côté du village, des peupliers l’entouraient ; c’était en ce lieu que, pendant les soirées, je recevais la visite des enfants ; plusieurs y venaient même en cachette. Je crois qu’ils prenaient un plaisir extrême à mon amour pour Marie, et, durant tout mon séjour là-bas, c’est le seul point sur lequel je les aie trompés. Je leur laissais croire que j’étais amoureux de Marie, bien que j’éprouvasse seulement de la pitié pour elle ; mais voyant qu’ils me prêtaient un autre sentiment et que cette idée leur était agréable, je me gardais de les désabuser, je faisais semblant d’avoir été deviné par eux. Et quelle bonté délicate chez ces petits cœurs ! Pour n’en citer qu’un exemple, il leur semblait impossible que leur bon Léon aimât tant Marie, et que Marie fût si mal vêtue et manquât même de chaussures. Imaginez-vous qu’ils lui fournirent des souliers, des bas, du linge, et même quelques vêtements. Comment, par quels prodiges d’ingéniosité réussirent-ils à se procurer tout cela ? c’est ce que je ne comprends pas ; toute l’école se mit à l’œuvre. Quand je les interrogeais à ce sujet, un rire joyeux était leur seule réponse, les petites filles battaient des mains et m’embrassaient. Quelquefois j’allais aussi voir Marie à la dérobée. Elle devint fort malade et presque incapable de marcher. À la fin elle cessa complètement son service à la ferme, mais elle conduisait encore chaque matin le bétail dans les champs. Elle s’asseyait contre un rocher perpendiculaire au sol et restait presque immobile jusqu’au moment où elle ramenait les vaches à l’étable. Épuisée par la phthisie, respirant difficilement, elle passait toute la journée dans une sorte de somnolence, les yeux fermés, la tête appuyée contre le rocher ; son visage était émacié comme celui d’un squelette, la sueur inondait son front et ses tempes. C’est dans cet état que je la trouvais toujours. Je ne venais que pour un moment, moi non plus je ne voulais pas qu’on me vit. Dès que je me montrais, Marie tressaillait, ouvrait les yeux et s’empressait de me baiser les mains. Je la laissais faire parce que c’était un bonheur pour elle. Pendant tout le temps de ma visite, elle tremblait et versait des larmes ; parfois, à