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question de lui infliger un châtiment, mais, grâce à Dieu, aucune suite ne fut donnée à cette idée. En revanche, les enfants ne laissèrent plus de répit à leur victime ; avec un redoublement d’animosité ils se mirent à la pourchasser et à lui jeter de la boue. Quand elle les avait à ses trousses, la pauvre poitrinaire courait à perdre haleine pour se soustraire à ces avanies et ils la poursuivaient en vociférant des injures. Un jour, je faillis même me colleter avec eux. Plus tard, j’entrepris de leur faire entendre raison, je leur parlai chaque jour, autant du moins que cela me fut possible. Parfois ils s’arrêtaient et m’écoutaient, mais ils n’en continuaient pas moins à insulter Marie. Je leur expliquai combien elle était malheureuse ; ils cessèrent bientôt de l’injurier et passèrent leur chemin sans lui rien dire. Peu à peu nous eûmes ensemble des entretiens plus prolongés ; je ne leur cachais rien, je leur racontais tout. Ils m’écoutaient avec beaucoup de curiosité et ils ne tardèrent pas à prendre en pitié la jeune fille. Plusieurs, quand ils la rencontraient, la saluaient d’un « bonjour » affable. J’imagine que Marie dut être bien étonnée d’un tel changement à son égard. Une fois, deux fillettes à qui on avait donné quelques victuailles allèrent les lui porter et vinrent ensuite me l’apprendre. Elles me dirent que Marie s’était mise à pleurer et qu’à présent elles l’aimaient beaucoup. Bientôt tous les enfants l’aimèrent, et en même temps ils se prirent aussi d’une soudaine affection pour moi. Ils venaient souvent me trouver et toujours ils me priaient de leur raconter quelque chose. Je suppose que je racontais bien, car ils étaient très-avides de mes récits. Par la suite, je m’adonnai à l’étude et à la lecture, uniquement pour leur communiquer ce que j’apprenais dans les livres ; j’en usai ainsi avec eux pendant les trois années qui suivirent. Quand Schneider et les autres me reprochaient de parler aux enfants comme à des hommes faits et de ne leur rien cacher, je répondais que c’était une honte de leur mentir. « D’ailleurs, ajoutais-je, en dépit de toutes vos précautions, ils sauront toujours ce que vous voulez leur laisser