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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

gliger cela, appuyer sur autre chose. Du reste, il me revient qu’il a une petite notoriété ridicule dans toute la presse. Il dépense les derniers kopeks de sa fortune en affranchissements. Ce qui m’étonne le plus, c’est de ne pouvoir, dans les vingt-huit lettres qu’il m’a adressées, lui découvrir une opinion formelle sur quoi que ce soit. C’est un brouillon assez grossier, somme toute, orné d’un nez rouge, doué d’un verbe fanatique et chaussé de bottes déchirées. Il me dégoûte et m’assomme. Il est vrai qu’il invective fort bien et ne demande pas un sou pour ce faire. Il est en cela très noble, mais que Dieu les garde, lui et sa noblesse. Trois jours après que nous nous fûmes assez fortement disputés, il revint à la charge et m’apporta la lettre « d’une personne ». Il n’y a pas à dire, j’ai accepté cette lettre, je dois la publier au moins fragmentairement. Impossible d’en reproduire la première partie ; — ce ne sont que grossières invectives à l’adresse des éditeurs de journaux de Pétersbourg et de Moscou. Et le plus joli, c’est qu’il tombe sur eux à cause de leur impolitesse et du vilain ton de leur polémique. J’ai enlevé tout cela aux ciseaux. J’insère le reste. Il est la question de choses plus générales. C’est conçu sous forme d’exhortation à un feuilletoniste quelconque. Il le tutoie comme les vieux lyriques avaient coutume de le faire. Et mon homme a insisté pour que la lettre tronquée commençât au milieu d’une phrase, à l’endroit même où avait passé la coupure des ciseaux. Je voulais intituler sa prose : « Lettre d’une personne ». Il a tenu à ce que le titre fut : « Demi-Lettre d’une personne. » Va pour la « demi-lettre ». Je cite :

« … et n’y a-t-il pas dans le mot « cochon » quelque chose de si attrayant, de si magique, que chacun veut immédiatement le prendre pour son compte ? J’ai toujours remarqué qu’en matière littéraire ce mot assume une signification particulière, dirai-je mystique ? Le « bonhomme » Krylov n’a-t-il pas compris cela, lui qui a, dans beaucoup de ces fables, donné un rôle si important au cochon ?

« Le lecteur qui rencontre ce mot s’émotionne à l’instant et se demande : « Mais, n’est-il pas question de