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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN


— Je me f… moque un peu que vous soyez heureux de ci ou de ça. Mais il me semble que je vous connais. Et puis, expliquez-moi quelque chose, vous, le malin. Nous sommes morts et pourtant nous causons, nous remuons, ou plutôt nous paraissons causer et remuer, — car il est clair que nous ne faisons ni l’un ni l’autre…

— Ah ! Demandez cela à Platon Nikolaïevitch, il pourra vous renseigner mieux que moi.

— Quel est ce Platon ?

— Platon Nikolaïevitch est notre philosophe, un ex-licencié ès sciences et ancien barbacole. Il a jadis publié quelques brochures philosophiques ; mais le pauvre garçon est ici depuis trois mois et ne parle plus guère. Il s’endort lui-même quand il discute ; vous comprenez ! Il lui arrive, une semaine ou l’autre, de jaboter quelque chose d’inintelligible… et c’est tout… Il me semble pourtant l’avoir entendu essayer d’expliquer notre situation. Si je ne me trompe, il croit que la mort que nous avons subie n’est, au moins immédiatement, que la mort du corps, et incomplète ; qu’il subsiste un reste de vie dans notre conscience spirituelle et même corporelle, si j’ose m’exprimer ainsi ; que, pour l’ensemble, il se maintient une sorte de vie… par la force de l’habitude, — par inertie, dirais-je, s’il ne semblait y avoir là une espèce de contradiction… Pour lui, cela peut durer trois, quatre, six mois ou même plus… Nous avons ici, par exemple, un brave mort en presque absolu état de décomposition ; eh bien ! ce macchabée se réveille encore environ une fois par six semaines pour murmurer un mot dépourvu de sens, un mot idiot : Bobok, Bobok, répète-t-il alors. Cela prouve qu’il demeure en lui comme une pâle étincelle de… vie !

— Assez stupide, en effet… Mais comment se fait-il qu’avec une faible… conscience corporelle, je sois si fortement affecté par la puanteur ?

— Ah ! ici notre philosophe s’embrouille, devient terriblement nuageux… Il parle de puanteur morale ; la puanteur de l’âme, voyez-vous cela. Mais je crois qu’il est alors atteint d’une sorte de delirium, disons mystique. C’est pardonnable dans sa situation. Enfin, vous constaterez que, comme dans notre récente vie, si lointaine