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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

dans l’église, les autres sous le parvis. Mais ça coûte un argent fou.

Dans ceux de la troisième catégorie, on a enterré aujourd’hui six personnes, dont le général et la dame quelconque. J’ai regardé dans les tombeaux : c’était horrible. Il y avait de l’eau dedans, de l’eau verte !

Après cela je suis encore sorti une fois, pendant le service. J’ai été hors du cimetière ; tout près, il y a un hospice et, presque à côté, un restaurant. Ce restaurant n’est pas mauvais, on peut y manger sans être empoisonné. Dans la salle j’ai rencontré beaucoup de ceux qui avaient accompagné les enterrements. Il régnait là-dedans une belle gaîté, une animation amusante. ― Je me suis assis, j’ai mangé et j’ai bu.

Ensuite je suis retourné prendre ma place dans l’église et plus tard j’ai aidé à porter le cercueil jusqu’au tombeau. Pourquoi les morts deviennent-ils si lourds dans leurs bières ? On dit que c’est à cause de l’inertie des cadavres ; on raconte encore un tas d’inepties de cette force.

Je n’ai pas assisté au repas mortuaire ; je suis fier. Si les gens ne me reçoivent que quand ils ne peuvent faire autrement, je n’éprouve aucun besoin de m’asseoir à leur table.

Mais je me demande pourquoi je suis resté au cimetière. Je m’assis sur une tombe et me mis à songer comme on le fait dans ces lieux-là. Pourtant ma pensée dévia bientôt. Je fis quelques réflexions au sujet de l’Exposition de Moscou, puis dissertai (en moi-même) sur l’Étonnement. Et voici ma conclusion : s’étonner à tout propos est assurément une chose bête. Mais il est encore plus bête de ne s’étonner de rien que de s’étonner de tout. C’est presque ne faire cas de rien, et le propre de l’imbécile est de ne faire cas de rien.

― « Mais moi j’ai la manie de m’intéresser à tout », me dit un jour un de mes amis. Grand Dieu ! Il a la manie de s’intéresser à tout. Que dirait-on de moi si je mettais cela dans mon article !

Je m’oubliai un peu dans le cimetière ; ce n’est pas que j’aime à lire les inscriptions tombales : c’est toujours la