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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

énorme gueule et engloutit le mari. Ce grand homme, par le plus étrange des hasards, n’avait souffert aucun dommage et, par un effet de son gâtisme, se trouva merveilleusement bien dans l’intérieur du crocodile. L’ami et la femme, qui le savaient sauf, l’ayant entendu vanter son bonheur dans le ventre de son reptile, allèrent faire des démarches auprès des autorités pour obtenir la délivrance de l’explorateur involontaire. Pour cela, il fallait d’abord tuer le crocodile, puis le dépecer délicatement pour en extraire le grand homme. Mais il convenait d’indemniser l’Allemand, propriétaire du saurien. Ce Germain commença par se mettre dans une colère formidable. Il déclara en jurant que son crocodile mourrait sûrement d’une indigestion de fonctionnaire. Mais il comprit bientôt que le brillant bureaucrate avalé sans avoir été endommagé pourrait lui procurer de fortes recettes dans toute l’Europe. Il exigea, en échange de son crocodile, une somme considérable, plus le grade de colonel russe. Pendant ce temps les autorités étaient en peine, car, de mémoire de rond-de-cuir, on n’avait jamais vu un cas pareil. Aucun précédent !…

Puis on soupçonna le fonctionnaire d’être entré dans le corps du crocodile pour causer des ennuis au Gouvernement : Ce devait être un subversif « libéral » !

Cependant, la jeune femme trouvait que sa situation de « presque veuve » ne manquait pas d’intérêt. L’époux avalé venait — au travers de la carapace du crocodile, — de confier à son ami qu’il préférait infiniment son séjour dans intérieur du saurien à sa vie de fonctionnaire. Sa villégiature dans le ventre d’une bête féroce attirait enfin sur lui l’attention qu’il sollicitait en vain quand il vaquait à ses occupations bureaucratiques. — Il insista pour que sa femme donnât des soirées dans lesquelles son tombeau vivant apparaîtrait. Tout Pétersbourg viendrait à ces soirées, et tous les hommes d’État invités s’ébahiraient du phénomène. Lui, l’intéressant « avalé » parlerait, toujours au travers de la cuirasse squameuse du crocodile, ou mieux par la gueule du monstre : il conseillerait ses chefs, il leur montrerait ses capacités. À l’insidieuse question de son ami, qui lui demandait ce qu’il ferait s’il