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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

le sien. Rien ne m’étonnait plus que de l’entendre traiter, dans certains milieux, d’homme dur et insociable. Il m’était évident qu’il désirait se lier avec moi, et je n’en étais nullement fâché. Bientôt je dus me rendre à Moscou ; j’y passai neuf mois, et naturellement mes relations avec Tchernischevsky en restèrent là.

Un beau jour j’appris l’arrestation, puis la déportation de Nicolas Gavrilovitch sans en connaître les motifs, que j’ignore encore à l’heure qu’il est.

Il y a un an et demi, j’eus l’idée d’écrire un conte humoristico-fantastique dans le genre du Nez, de Gogol. Jamais je n’avais rien écrit dans cette note. Ma nouvelle ne voulait être qu’une plaisanterie littéraire. J’avais là quelques situations comiques à développer. Bien que tout cela soit sans grande importance, je donnerai ici le sujet de mon conte, pour que l’on comprenne les conclusions qu’on en tira :

« On voyait en ce temps-là, dit ma nouvelle, à Pétersbourg, un Allemand qui exhibait un crocodile moyennant finance. Un fonctionnaire pétersbourgeois voulut, avant son départ pour l’étranger, aller jouir de ce spectacle en compagnie de sa jeune femme et d’un ami. Ce fonctionnaire appartenait à la classe moyenne ; il avait quelque fortune, était encore jeune, plein d’amour-propre, mais aussi bête que ce fameux « Major Kovalov qui avait perdu son nez ». Il se croyait un homme remarquable et, bien que médiocrement instruit, se considérait comme un génie. Dans l’administration il passait pour être le plus nul que l’on pût trouver. Comme pour se venger de ce dédain, il avait pris l’habitude de tyranniser l’ami qui l’accompagnait partout et de le traiter en inférieur. L’ami le haïssait, mais supportait tout à cause de la jeune femme qu’il aimait infiniment. Or, tandis que cette jolie personne, qui appartenait à un type tout à fait pétersbourgeois — celui de la coquette de la classe moyenne, — tandis que cette jolie personne s’ébahissait des grâces des singes que l’on montrait en même temps que le crocodile, son génial époux faisait des siennes. Il réussit à réveiller et à agacer le crocodile jusque-là endormi et aussi frétillant qu’une bûche. Le saurien ouvrit une