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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

Je veux dire simplement que les obstacles qui nous séparent de lui sont grands, que le peuple vit très uni, à part de nous ; si l’on excepte son Tzar, auquel il a voué une foi inébranlable, il ne recherche l’appui de personne. Pourtant de quelles forces ne disposerions-nous pas si les classes intelligentes s’alliaient avec le peuple ! Il ne s’agit que d’alliance morale. Ah ! messieurs des Finances, vos budgets ne ressembleraient plus alors à ceux d’aujourd’hui. Des « rivières de lait » couleraient dans l’Empire et tout ce que vous souhaitez vainement s’accomplirait bien vite.

… « Oui, mais comment faire ? Est-ce vraiment notre civilisation européenne qui nous en empêche ? » Notre civilisation ? Je ne sais. À vrai dire, nous n’en avons pas qui nous soit propre, jusqu’à présent… Si nous en avions une véritable, une à nous, il n’y aurait aucune division entre nous et le peuple, car le peuple aurait adopté cette civilisation. Mais nous nous sommes comme envolés de chez nous et avons perdu tout contact avec la population demeurée purement russe. Comment partis si loin pourrions-nous la guérir ? Comment faire pour que l’esprit du peuple reprenne sa tranquillité ? Les capitaux vont où il y a tranquillité morale ; s’il n’y a pas de tranquillité morale les capitaux se cachent ou deviennent improductifs. Comment faire pour que notre peuple sache bien que la vérité n’est jamais bannie de la terre russe ? …

… Je ne veux pas entrer dans trop de détails. Pour dire tout il faudrait trop de volumes ; l’univers ne les contiendrait pas. Mais si le peuple voit la vérité de notre côté, il viendra sûrement à nous et ce sera un énorme pas de fait. Je le répète encore une fois. Tout le malheur vient de ce que les classes supérieures et cultivées se sont brusquement séparées du peuple russe. Comment réconcilier les nuées et l’Océan afin que le calme renaisse ?