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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

Supposez, par exemple, que Pétersbourg consente, à la suite d’un miracle, à atténuer son dédain pour le reste de la Russie, nous aurions peut-être déjà quelque chose pour guérir les racines. Pétersbourg est arrivé à se croire toute la Russie, suivant en cela l’exemple de Paris qui se croit toute la France ; mais Pétersbourg ne ressemble pas du tout à Paris ! Paris s’est arrangé depuis des siècles pour absorber tout le reste de la France au point de vue social et politique. Retirez Paris à la France que restera-t-il ? Une expression géographique ; rien de plus ! Mais Pétersbourg n’est pas toute la Russie. Pour une énorme majorité du peuple russe Pétersbourg n’existe qu’en tant que résidence du Tzar. Or notre intelligence pétersbourgeoise, nous le savons, s’éloigne de plus en plus, de génération en génération, de la compréhension de la Russie, justement parce que, s’étant confiné dans son marais finnois, elle change de plus en plus d’opinion sur le pays. Mais jetez un coup d’œil hors de Pétersbourg et vous verrez l’océan des terres russes s’étendre à l’infini, énorme et insondable. Et les fils de Pétersbourg renient l’océan du peuple russe, le considèrent comme une chose stagnante et inconsciente. La Russie « est grande, mais bête » dit le proverbe. Elle n’est bonne qu’à nous entretenir. En revanche nous lui apprenons l’ordre et la raison d’état.

C’est en dansant dans les salons, dont ils polissent ainsi les parquets, que se forment les futurs fils de la patrie, et ces « rats savants », comme les a surnommé Ivan Alexandrovitch Clestakov, étudient leur pays dans les chancelleries, où certainement ils apprennent quelque chose, mais non pas à connaître la Russie. Ils y apprennent même parfois des choses très singulières qu’ils veulent imposer à la Russie. Pendant ce temps, l’Océan russe vit de sa vie spéciale, qui ressemble de moins en moins à celle de Pétersbourg. Ne dites ps que cette vie est inconsciente, comme le croient non seulement les Pétersbourgeois, mais aussi quelques Russes pourtant mieux informés. Si l’on savait combien cette appréciation est injuste et combien le peuple fait de progrès conscients rien que pendant le règne actuel ! Oui, la conscience