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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

qui n’a plus rien d’humain… puis elle s’affaiblit, cesse de crier, gémit, soupire à peine ; elle perd la respiration, et les coups pleuvent, de plus en plus pressés, de plus en plus violents.

Tout d’un coup, l’homme jette la courroie, saisit un bâton, un pieu, — ce qu’il rencontre, — brise le pieu sur le dos de la fustigée !… Allons ! En voilà assez ! Notre homme s’éloigne de sa victime, se met à table, pousse un « ouf » de soulagement et commence à boire son kvass. La petite fille tremble sur sa couche, se cache sous la couverture ! Elle a entendu les cris de sa mère… Le moujik s’en va boire ailleurs…

Au matin la femme s’éveille, se lève, geignant à chaque pas qu’elle fait, va traire les vaches, puiser de l’eau et se remet à l’ouvrage. Et l’homme, qui reparaît à ce moment lui dit d’une voix lente, grave, majestueuse :

— Surtout ne touche pas au pain : c’est mon pain !

À la fin, il paraîtrait qu’il plaisait au moujik de pendre sa femme la tête en bas, comme la poule. Il la laissait pendue, s’asseyant sur un banc, mangeait son gruau, mangeait encore… puis, comme pris d’un remords, courait vite ramasser la courroie et s’approchant de la suppliciée, recommençait à la battre. La fillette tremblait toujours, cachée sous la couverture. Elle sortait la tête de temps en temps de son abri et regardait avec effroi son père rouant de coups sa mère pendue, dont les cheveux balayaient le plancher…

La mère s’est tuée un beau matin de mai… Sans doute, cette fois, on l’avait trop battue la veille. Les mauvais traitements, les supplices, l’avaient rendue folle. Quelques jours avant d’en finir, elle avait été trouver les juges du village, et voici ce que ces braves gens lui avaient répondu :

— Vivez en meilleur accord avec votre mari !

Tandis qu’elle se passait le nœud coulant autour du cou, puis tandis qu’elle râlait, la fillette lui criait de son coin :

— Maman ! maman ! Pourquoi t’étrangles-tu ?

Ensuite la pauvre petite s’approchait avec effroi de la morte, l’appelait, — revenait plusieurs fois la regarder, — jusqu’au moment où le père revint.