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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

pôt sur le sel. On attend encore beaucoup d’importantes réformes du même genre. On a déjà employé quantité de remèdes pour la guérison des racines. On a nommé des commissions chargées d’étudier la situation de paysans russes. Les commissions ont nommé des sous-commissions qui ont dressé d’abondantes statistiques, et tout cela a marché on ne peut mieux. Entendons-nous. On ne peut mieux au point de vue administratif. Mais ce n’est pas de cela que je voulais parler. On ne s’est servi que de palliatifs. Les choses n’iront convenablement que le jour où nous voudrons bien oublier pour quelque temps les besoins momentanés de notre budget, nos dettes criardes, le déficit, la baisse du rouble et même cette impossible banqueroute que nous prédisent nos amis de l’étranger. Voilà ce que j’appelle attaquer le mal aux racines. Oublions tout l’actuel, allons plus au fond des choses, toujours plus au fond. Ce qui est actuel se guérira pendant ce temps-là. Bon ! je comprends que ce que je dis paraisse absurde, et j’ai justement commencé par une absurdité pour être plus facilement compris. J’ai exagéré. Mettons qu’il ne faille oublier qu’à moitié les difficultés présentes. Toutefois je répéterai que notre attention doit surtout se concentrer sur le fond de la question ; nous n’avons jamais regardé qu’à la surface. Je serai encore plus coulant. N’oublions pas que le vingtième de nos préoccupations actuelles. Mais chaque année oublions-en encore un vingtième, jusqu’à ce que nous en soyons arrivés, disons aux trois quarts de l’oubli total. La proportion ne signifie rien. Le principe seul importe.

Je sais bien qu’il restera cette question : « Qu’allons-nous faire avec les difficultés actuelles ? Il est impossible de n’en pas tenir compte. » Mais je ne dis pas : N’en tenons aucun compte, on ne peut pas faire que ce qui existe n’existe plus ; et pourtant… il y aurait peut-être des moyens… Comme je vous le disais plus haut, si chaque année nous privions d’un vingtième de notre attention les difficultés présentes pour reporter ce vingtième d’attention sur des maux plus cachés mais plus graves, ma proposition ne semblerait pas si fantaisiste. Voyons ! comment pourrais-je me faire un peu entendre ?