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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

moines. Nos Thersites russe (et le nombre en est grand dans la classe éclairée) furent alors froissées dans leurs plus intimes sentiments. Et ils se soulagèrent en s’en prenant à nos finances. Peu à peu, se rallièrent à eux de nouveaux adhérents, parmi lesquels on ne fut pas médiocrement surpris de voir d’anciens « héros ». Ce fut le résultat de la paix très désavantageuse, et du Congrès de Berlin. (N.B. — À la suite de ce Congrès de Berlin, une bonne femme de la campagne, propriétaire d’une auberge, me demanda un jour : « Dis-moi donc comment tout cela a fini là-bas, à l’étranger ? Tu dois être au courant ? ») Je demeurai assez surpris. Mais nous reparlerons plus tard de cela, — je veux dire les progrès qu’a fait l’intelligence populaire. Pour l’instant, j’en reviens au rouble et au déficit. Il y a là-dessous quelque chose de l’« esprit de troupeau. » Tout le monde écrit à ce sujet, tout le monde s’inquiète. Et le grand thème est toujours celui-ci : « Pourquoi donc n’est point chez nous comme en Europe ? En Europe, dit-on, le thaler est toujours bon ; pourquoi ici le rouble devient-il mauvais ? Ah ! que ne sommes-nous pas Européens ! »

Quelques hommes d’esprit ont enfin résolu cette question. Si nous ne sommes pas comme les Européens, c’est que chez nous l’édifice est inachevé, n’est pas encore couronné. Et tout le monde crie, à cause du non-couronnement de l’édifice, oubliant qu’il n’y a en réalité aucune espèce d’édifice, à moins qu’une petite collection de messieurs à gilets blancs ne se prennent pour un édifice. Il serait peut-être bon d’établir des fondations, avant de songer à couronner quoi que ce soit. On nous dit aussi : « Si nous adoptions quelques formules européennes, tout serait sauvé. » Cela doit se trouver dans un coffre quelconque, les formules. Il n’y a qu’à prendre, et du coup la Russie sera l’Europe, et le rouble vaudra le thaler !

Ce qu’il y a de charmant dans ce genre de remèdes, c’est qu’il n’y a aucun besoin de penser ou de se donner de la peine pour les trouver.

Parbleu ! Pourquoi se fatiguer. Empruntons les idées et les systèmes des étrangers, et tout ira à merveille.