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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

a comme reconnu aux hommes le droit de le juger, en tant que citoyen. Et cependant nous aurions honte de le juger. Comment vivons-nous nous même ? Seulement, voilà : nous ne parlons pas de nous tout haut au public ; nous cachons notre ignominie et nous en accommodons en notre for intérieur. Telles actions font pleurer Nékrassov, qui nous ne troubleraient même pas une minute. Nous ne connaissons ses chutes que par ses propres vers. S’il n’avait pas parler lui-même, tout ce que l’on raconte sur son « esprit pratique » n’eût jamais été su. Il faut bien dire que pour un homme si « pratique », il n’était guère malin d’aller publier ses repentirs. Ne serait-ce pas une preuve de son manque absolu d’« esprit pratique » ? En tout cas, il y a un témoin qui peut déposer en faveur de Nékrassov, et ce témoin est le peuple qui témoigne pour lui. Pourquoi donc un « homme pratique » irait-il s’emballer pour le peuple ? Les autres essayent de faire un métier lucratif ; lui se serait contenté de pleurer sur le peuple ! Ce n’était qu’un caprice. Mais qu’est-ce qu’un caprice qui dure toute la vie d’un homme ? Il se faisait des rentes avec ses attendrissements sur le peuple ? Je crois qu’il est impossible de simuler l’amour ardent que traduisent les vers de Nékrassov. Dans tous les moments pénibles de sa vie il se tourna vers le peuple ; il l’aimait de toute son angoisse et de toute sa douleur. Comprenez cela, et tout Nékrassov vous devient clair, aussi bien l’homme que le poète. En mettant son talent au service des pauvres gens, il lui semblait expier un peu. L’essentiel est que ses sympathies ne sont pas aller à ce qu’aimaient et vénéraient les hommes de son entourage. Elles allaient aux affligés, aux souffrants, aux humiliées. Quand il était pris de dégoût pour la vie qu’il menait, il partait pour son village natal, se prosternait sur les dalles de sa pauvres église et trouvait la guérison de tous ses maux. Il n’aurait pas choisi ce genre de consolation s’il n’y avait pas cru. S’il n’a rien trouvé dans sa vie de plus digne d’amour que le peuple, c’est qu’il avait compris que la vérité est dans le peuple, que c’est en lui qu’elle se conserve. Si ce n’était pas tout à fait consciem-