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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

d’assez bonne heure. D’autres vont plus loin et insinuent que sans cet « esprit pratique » Nékrassov ne fût jamais parvenu à faire paraître sa revue. On semble vouloir laisser à entendre qu’il n’a atteint de bons buts que par des moyens fâcheux — et cela à propos d’un homme comme Nékrassov, qui a su émouvoir tous les cœurs, exciter l’enthousiasme ou l’attendrissement avec ses beaux vers. Tout cela est dit pour l’innocenter, bien entendu ; mais je crois que Nékrassov n’a pas besoin d’être défendu si énergiquement. Ce genre d’excuses a toujours quelque chose d’humiliant pour celui que l’on justifie avec tant d’empressement. On a l’air de dire que ce même poète qui, la nuit, aurait écrit les plus admirables vers émus que l’on puisse imaginer, se hâtera, le matin venu, d’essuyer ses armes pour nous rejouer quelque joli tour avec son « esprit pratique ». Ces beaux vers auront été composés très froidement, et quand on viendra nous demander qui nous venons de conduire au cimetière, nous devrons répondre : « Le représentant le plus éclatant de la doctrine de l’Art pour l’Art. » Eh bien ! non, cela n’est pas vrai ? Nous venons de perdre non pas un froid adepte de l’« Art pour l’Art », mais un vrai poète dont les souffrances populaires déchiraient très réellement le cœur, un martyr de soi-même.

Il vaut mieux expliquer franchement les choses, afin de dégager nettement la personnalité du défunt, telle qu’elle fut.

Il importe qu’il ne demeure plus aucun malentendu à son sujet et qu’on ne puisse plus souiller une noble mémoire.

Personnellement, j’ai assez peu connu la « vie pratique » de Nékrassov ; je n’aborderai donc pas le côté anecdotique de son existence. Je le pourrais, d’ailleurs, que je ne le ferais pas, ayant les plus fortes raisons pour savoir ce que l’on a raconté sur lui mérite tout au plus d’être qualifié de « potins ». Je ferai même plus : ma conviction est que la moitié ou les trois quarts des histoires qui courent sur lui sont de purs mensonges. Un homme aussi en vue que Nékrassov ne pouvait pas manquer d’ennemis. Que peut-il y avoir de vrai dans tout