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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

sov pourra fort bien se survivre ; il l’a entièrement mérité, et j’ai dit pourquoi il a profondément aimé le peuple russe, et c’est d’autant plus remarquable qu’il a surtout vécu entouré de gens infatués à l’Europe, de gens qui n’ont jamais approfondi l’âme russe, ni étudié ce qu’elle attend et ce qu’elle exige, de gens qui regardent notre élan vers le peuple comme un mouvement rétrograde. Et Nékrassov a été influencé par eux. Mais il avait das l’âme une force singulière qui ne l’abandonna jamais ; elle venait de son amour passionné pour le peuple qu’il a tant aimé, qu’il a presque inconsciemment deviné cette vérité populaire sur laquelle j’insiste. Même conscient, j’admets qu’il aurait pu se tromper en beaucoup de chose. N’est-ce pas lui qui s’est écrié, en contemplant inquiètement le peuple russe affranchi du servage :

Mais est-il heureux le peuple ?

Son cœur lui avait fait comprendre la douleur du peuple, mais si on lui avait demandé ce qu’il fallait souhaiter à ce peuple, peut-être aurait-il donné une réponse inexacte ou même pernicieuse. On ne peut pas le lui reprocher : le sens politique chez nous est un don extrêmement rare. Mis par son cœur, par sa belle et forte inspiration poétique, il s’est souvent rapproché du fond intime du peuple. À ce point de vue, il a été un poète populaire.

Tous ceux qui sortent du peuple avec une petite instruction, comprendront beaucoup de chose dans les poèmes de Nékrassov. La question est de savoir s’il est compréhensible pour le peuple presque illettré. Je ne le crois pas. Que comprendra un moujik à ces chefs-d’œuvre : Chevalier pour un moment, Le Silence, Les Femmes russes ? Même son Grand Vlass, qui est peut-être compréhensible, n’aura pourtant pas une action populaire parce que c’est une poésie qui ne sort que trop indirectement du peuple. Mais que pourra penser un paysan du puissant poème Sur le Volga. C’est bien trop Byronien ! Non Nékrassov, malgré sa compréhen-