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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

pourtant un « byronien » que Lermontov, mais, grâce à la puissance de son originalité, ce fut un byronien singulier, méprisant, capricieux, ne croyant ni à sa propre inspiration, ni à son byronisme. Mais, s’il avait cessé d’être préoccupé de son type de Russe tourmenté par l’européanisme, il aurait trouvé sa voie comme Pouschkine ; il serait allé droit, lui aussi, à la vérité nationale. Il y a de cela, chez lui, de précieuses indication. Mais la mort l’a arrêté en route. Dans tous ses vers on le voit chercher le vrai ; il se trompe souvent, au point de paraître mentir mais il le sent lui même et en souffre. Dès qu’il touche au peuple, il est clair, lumineux. Il aime le soldat russe et vénère le peuple. Il a écrit une chanson immortelle, celle du jeune marchand Kalaschnikov devant le Tzar Ivan le Terrible. Vous souvenez-vous aussi de « l’esclave Chibanov » ; c’était l’esclave du prince Kourbskï, un émigré russe du seizième siècle, qui envoyait à ce même tzar Ivan des lettres presque injurieuses de l’étranger. Après en avoir écrit une, il appelle son esclave Chibanov, lui ordonne de partir pour Moscou et de remettre la lettre au Tzar lui-même. Sur la place du Kremlin, Chibanov arrête le Tzar qui sortait de l’église entouré de sa garde et lui remet la missive du prince Kourbskï. Le Tzar lève son bâton à pointe ferrée et en donne un coup sur le pied de Chibanov, et s’appuyant sur le bâton, il se met à lire la lettre. Bien qu’il est le pied transpercé, Chibanov ne bronche pas. Cette figure de l’esclave russe semble avoir attiré Lermontov. Son Kalaschnikov parle au Tzar sans reproches, sans invectives, pour le favori qu’il a tué. Sachant que le dernier supplice l’attend, il avoue tout.

Je le répète si Lermontov avait vécu plus longtemps, nous aurions eu un grand poète au fait de l’âme du peuple, un vrai « Jérémie des malheurs du peuple ».

Mais c’est à Nékrassov que l’on a donné ce nom.

Certes, je n’égale pas Nékrassov à Pouschkine ; pour moi, il n’y a pas de comparaison possible, Pouschkine est comme un soleil qui a éclairé toute notre compréhension russe. Nékrassov n’est après lui, qu’une petit planète sortie du grand soleil. Il n’y a plus à parler là de supériorité ou d’infériorité. Nékras-