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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

quelle façon digne nos paysans accepteraient leur libération. Nos plus éminents Russes « européens » attendaient tout autre chose des moujiks. Ils aimaient le peuple, mais à l’européenne. Ils insistaient sur ses côtés sauvages et les prenaient très sincèrement pour des animaux. Et ce peuple s’est un beau jour réveillé libre, noble et vaillant et n’a manifesté aucun désir d’outrager ses anciens maîtres. Oui, beaucoup de bons esprits se figurent encore que l’imparfait développement de notre peuple provient de l’ancienne servitude. N’ai-je pas moi-même entendu dire dans ma jeunesse que le Savelitch de Pouschkine, dans la Fille du Capitaine, était le prototype du serf russe et justifiait le servage ?

Pouschkine n’aimait pas seulement le peuple pour ses souffrances. La pitié peut aller avec le mépris. Pouschkine aima tout ce qu’aimait le peuple et vénéra tout ce qu’il vénérait. Il aima jusqu’à la passion la campagne, la nature russe. Ils ont tort, ceux qui considèrent Pouschkine comme diminué par son attachement au peuple. Il a trouvé des figures magnifiques, il a écrit sur lui les choses les plus profondes, et tout cela demeure intelligible au peuple. L’esprit russe, la vraie verve russe sont partout dans l’œuvre de Pouschkine. Si Pouschkine avait vécu longtemps, il nous aurait laissé de tels trésors artistiques issus du peuple que depuis longtemps notre société, si fière de sa culture européenne, aurait renoncé à ce qui vient de l’étranger pour se retremper dans l’âme populaire russe.

C’est cette adoration de la vérité russe que je retrouve jusqu’à un certain point dans Nékrassov, du moins dans ses œuvres les plus fortes. Il m’est cher parce qu’il est « l’homme qui pleure sur le malheur du peuple », mais surtout parce que, même aux époques les plus douloureuses de sa vie, malgré tant d’influences contraires et même certaines de ses opinions propres, il s’est incliné devant la « vérité populaire » . C’est pour cela que je l’ai placé auprès de Pouschkine et de Lermontov.

Avant de passer à Nékrassov, je dirai deux mots de Lermontov, afin d’expliquer pourquoi j’en fais un homme qui, lui aussi, a connu la vérité populaire russe. C’était