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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

cents parce que les cœurs de la foule frémiraient enfin et que a société se lèverait comme un seul homme, etc.

On va m’objecter que le Procureur est un fonctionnaire qui doit agir selon les nécessités de son emploi ; son rôle est d’exagérer l’accusation. Cela ne fait de mal à personne, au contraire, c’est utile. Il y a là l’avocat dont la tâche est précisément de réfuter le Procureur. Il lui sera permis de prouver avec politesse que ce procureur est un parfait et inepte imbécile et un gredin puisque c’est lui-même qui a mis le feu à la troisième avenue de l’ile Basile ; la preuve c’est que le Procureur se trouvait justement ce jour-là sans ladite ile Basile pour fêter l’anniversaire de naissance du général Mikhailow, homme excellent et tout ce qu’il y a de plus noble… Si ce Procureur n’avait pas lui-même incendié l’immeuble par haine pour son propriétaire, le marchand Ivan Borodaty, il ne lui serait pas venu à la tête l’idée stupide d’accuser le prévenu.

Souvenez-vous aussi qu’il est permis aux avocats, par les règles de leur art, de faire d’immenses gestes, de verser des larmes, de grincer des dents, de s’arracher les cheveux et même de tomber évanouis quand leurs nobles cœurs ne sont plus de force à supporter une accablante injustice. Il n’est aucunement loisible au Procureur d’en faire autant, si noble que soit son cœur ; il serait déplorable de voir s’étaler raide un personnage revêtu d’un uniforme officiel. Ce n’est pas l’usage.

Je me permets encore de caricaturer quelque peu ce qui se passe en réalité avec une impressionnante noblesse, mais je ne me soucie que de l’essence des choses ; j’arrive au même résultat qu’en employant le langage le plus noble.

— Eh bien, me dira-t-on, procureur et avocat sont dans leur rôle. Il faut un peu d’exagération de part et d’autre. Le juré est parfois un homme pas trop affiné, occupé de sa boutique, de son négoce ; il est distrait au besoin et pas toujours de force à apprécier sainement les choses. Il est nécessaire de l’impressionner. Aussi là-bas, dans la chambre des délibérations, nos jurés, dès leur entrés, savent-ils déjà à peu près ce qu’il convient de