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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

des gens extrêmement sympathiques, mais malheureusement affligés de ces manies de « gentlemen » auxquelles je faisais tout à l’heure allusion. Beaucoup d’entre eux sont d’une naïveté touchante. Leur ignorance des affaires leur donne quelque chose d’attendrissant, mais ils ont un terrible sentiment de l’honneur. S’ils perdent ce qu’ils appellent l’honneur, ils se brûleront la cervelle comme Hartung, mais ils ignorent le chiffre de leurs dettes. Ce ne sont pas toujours des noceurs ; il y a parmi eux d’excellents maris et d’excellents pères, mais ils dissiperont leur argent aussi bien que des noceurs. Certains d’entre eux commencent la vie avec des bribes de fortunes provenant de la vente de terres héréditaires ; ces sommes disparaissent avant la fin de leur jeunesse. Après cela, ils se marient, trouvent un emploi de fonctionnaire quelconque. Mais les dettes augmentent sans interruption. Notre gentleman les paiera parce qu’il est un gentleman, mais ce sera en en contractant de nouvelles. Je suis sûr que, s’il faisait son examen de conscience, il verrait très bien qu’il est honnête, qu’il ne veut en rien faire tort à personne. Et pourtant il lui arrivera d’emprunter dix roubles à la bonne de ses enfants, dix roubles qu’elle aura amassés kopek par kopek. Maintenant, qu’y a-t-il de mal à cela ? La vieille bonne a parfois longtemps vécu chez lui : elle est presque une intime de la famille. Elle a honte de lui reparler de ces dix roubles. Si l’on avait, à temps, rappelé à notre gentleman sa dette de dix roubles, il en eût été plus tourmenté que d’une dette de dix mille. Malheureusement, il ne pourra plus en parler qu’aux anges (car il ira sûrement en paradis). La vieille bonne le regrettera et dira de lui : « Dieu le voit. C’était un bien brave homme, le meilleur des maîtres ! »

Mais si cet homme excellent pouvait revenir sur terre et se réincarner en un « gentleman » paierait-il sa dette à la vieille bonne ? Oui ou non ?

Il n’est pas toujours emprunteur notre gentleman. Son très noble ami Ivan Petrovitch le prie de signer pour six mille roubles de lettres de change.