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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

Il se sauve dans le bois, s’asseoit sous les trembles et se met à rêver comme en extase. La « parole » est trouvée. Toutes les enigmes éternelles sont résolues, et tout cela par un simple mot de moujik : « Vivre pour son âme ; se souvenir de Dieu. »

Le moujik ne lui a rein dit de nouveau : il savait cela depuis longtemps, mais c’est le moujik qui l’a ramené à cette pensée et qui lui a soufflé la solution de tout ce qui le tourmente. Suit une série de raisonnements de Lévine, très vrai et forcément motivés. La pensée de Lévine est celle-ci : À quoi bon se fatiguer l’esprit à chercher des explications qui nous sont données par la vie elle-même. Chaque homme nait avec la conscience, avec la notion du bien et du mal, c’est-à-dire qu’il vient au monde avec la connaissance du but de la vie : vivre pour le bien et haïr le mal. Le moujik nait avec cela aussi bien que le seigneur, le Français aussi bien que le Russe et que le Turc : tous ont la notion du bien. Quant à moi, se dit Lévine j’ai été, à propos de tout cela, chercher la science et un tas de choses inutiles ; j’attendais u miracle, et toute la solution était en moi depuis ma naissance. Chacun peut comprendre qu'il faut aimer son prochain comme soi-même. Voilà toute la science de la vie humaine, telle que le Christ nous l’a donnée. L’intelligence seule ne nous révèlera jamais. Si nous voulons juger à l’aide de la raison ce principe, qu’il faut aimer son prochain comme soi-même, nous le trouverons absurde. « On m’a dit tout cela dans mon enfance », ajoute Lévine, et j’y ai cru avec joie, parce qu’on m’a dit ce que j’avais dans mon âme. La raison, au contraire, m’a conseillé la lutte pour l’existence et m’a dicté la précaution de me débarrasser de tous ceux qui se trouvaient entre moi et mon désir. Telle est la conclusion de la raison qui repousse l’idée d’ « aimer son semblable » .

Ensuite Lévine se représente la scène récente où ses enfants se sont amusés à faire cuire des framboises dans leur tasse tenue au-dessus de la flamme d’une bougie et à se verser, de haut, du lait dans la bouche. La mère, qui les trouve se livrant à ces occipations, commence par leur expliquer qu’ils vont abimer la vaisselle et répandre