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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

Soit, répondrai-je ; il peut y avoir du vrai dans votre observation, mais quand même, le peuple russe…

― Le peuple russe ! Permettez… m’objectera encore une autre personne… Mais tout le monde sait qu’il n’a aucune idée de l’usage qu’il peut faire des droits qui lui sont tombés il ne sait d’où. On l’a comblé là des cadeaux les plus gênants ; et qui vous dit qu’il ne sente pas fort bien qu’il ne mérite pas ces présents ? Est-ce qu’il y a chez nous un homme qui puisse se vanter de connaître vraiment le peuple russe ? Vous calomniez ce peuple en l’accusant de n’être mû que par une pusillanime sensiblerie. Ce peuple est effrayé du pouvoir même qu’on lui octroie. Oui, nous sommes effrayés de ce pouvoir : c’est le sort de nos frères que l’on met dans nos mains, de nos frères, comprenez-vous ? et jusqu’à ce que nous soyons sûrs d’avoir fait de grands progrès dans cette éducation civique dont on parle tant, ― eh bien ! jusque-là nous gracierons ! Nous gracierons parce que nous aurons peur de notre jugement. Nous sommes des jurés, des espèces de juges, ― et nous nous disons : « Ah çà ! est-ce que nous valons mieux que l’accusé ? Nous sommes des gens aisés, à l’abri du besoin… c’est très bien ! Mais si nous étions dans la même situation que le prévenu, peut-être agirions-nous bien plus mal que lui. ― Alors nous n’avons qu’à gracier, n’est-ce pas ? »

Mais, ô contradicteur, n’est-ce pas là encore une preuve de cette faiblesse de cœur que je constatais chez nous ! Il est vrai que cela peut promettre quelque chose d’admirable pour l’avenir, quelque chose que le monde n’aura pas encore vu ! ― C’est un peu la voix slavophile qui parle, ― observerai-je à part moi ― et, mon Dieu ! elle est consolante : il est bien plus juste, plus humain, de s’imaginer le peuple angoissé par la grandeur du pouvoir qui lui échoit tout à coup, qu’animé du désir de faire des niches à un procureur, ― bien que je sois très amusé de ce désir, possible, après tout.

Cependant je ne suis pas encore converti. Une chose me trouble plus que tout le reste : votre mansuétude, jurés, ne vient-elle que de ce que vous vous apitoyez sur vous-mêmes à l’idée de la peine que vous éprouveriez à