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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

de la « pléiade ». Je suis toujours heureux de rencontrer cet aimable romancier et ne veux jamais convenir qu’il a vieilli, ni croire qu’il n’écrira plus rien comme il le prétend lui-même. De la plus courte conversation avec lui, j’emporte toujours quelque mot très fin ou très profond. Cette fois-ci, nous avions de quoi parler, la guerre venait de commencer. Mais il causa tout de suite d’Anna Karénine. Je venais moi-même d’achever la lecture de la septième partie du roman.

Mon interlocuteur n’est pas enclin à l’exaltation. Pourtant il m’a frappé par son enthousiasme pour Anna Karénine : « C’est une œuvre inouïe, m’a-t-il dit, une œuvre de premier ordre. Quel écrivain russe égalera son auteur ? Et en Europe, pourra-t-on nous présenter quelque chose de cette force ? Y a-t-il dans la production de ces dernières années, dans toutes les littératures, une œuvre qu’on puisse mettre à côté de celle-là ? »

Dans cette opinion, que je partage, du reste, une chose m’a frappé ; c’est cet appel à l’Europe tout à fait de saison au moment de toutes ces perplexités, de toutes ces questions qui se posaient à nous. Ce livre a pris pour moi les proportions de ce grand fait, de cette preuve que l’Europe semble réclamer de nous. On va se récrier, dire que tout cela « n’est que littérature », qu’on ne va pas servir un roman, comme preuve, à l’Europe. Je sais bien qu’il ne s’agit que d’un roman, mais si le génie russe peut en produire un pareil, il ne semble pas condamné à la stérilité. Il est capable de parler un langage qui lui est propre, de commencer à dire une parole bien à lui, de la dire complètement quand les temps seront venus. Je ne veux rien exagérer. Je sais que chez aucun des membres de la pléiade » (et l’auteur de Anna Karénine en fait partie), vous ne découvrirez, à proprement parler, un génie. Dans toute la littérature russe, je ne vois que trois génies, trois hommes ayant apporté une parole incontestablement nouvelle, Lomonosov, Pouschkine et, peut-être Gogol. La « pléiade » descend en droite ligne de Pouschkine, l’un des Russes les plus grands, mais l’un des moins expliqués encore. Il y a dans Pouschkine deux idées principales qui renferment en elles toute la destinée future de la